Sombre est la Fleur des Lacs ; toujours plus funeste, sous son manteau de brouillard. Cette constatation, Aoibhín la rabâche dans son esprit, potasse dans ses livres et grave dans ses rapports. Il se demande, parfois, le visage que le Bosquet arborait autrefois.

La porte de la cabane claque. Elle n’est pas bien grande, mais suffisante pour son usage. Une œillade sur les pots anormalement larges, et déjà l’Angias attrape-t-il l’anse de son café froid. Sur la table d’appoint, un ouvrage récemment emprunté ; un ouvrage qu’il dévore entre deux observations.

La Fleur des Lacs, avant. Des suppositions, sans doute, plus que des informations étayées. Cependant, la lecture n’en reste pas moins plaisante ; si bien qu’il s’y replonge, Aoibhín, non sans ses lunettes sur le bec.

— Je sais...

Il sait. Tout comme il est conscient de son apprentie laissée derrière, dans cette forme d’habitation courante, bien que simple et vidée de son essence. Pour une durée indéterminée. Sous ses airs d’enfant, la demoiselle s’avère maligne et n’est pas née de la dernière pluie. Pour autant, le voici qui s’inquiète déjà, tandis qu’elle annonce son absence aux visiteurs, quitte à les rediriger sur son chemin, dépendamment de la raison ou de leur nom.

Et il essaie de se concentrer, de faire fi des commentaires multiples, effleure l'une de ses branches ornées. Parce que si l’intérieur ne comporte qu’une pièce – à l’exception des sanitaires, l’ambiance n’est en aucun cas glaciale. Un brin d’aménagement, des couleurs et la pire des idées : des plantes parsemées ; des fleurs dans les coins, contre les fenêtres, sur les rares meubles présents. Le strict minimum, pour qu’il se sente chez lui, le temps que cela durera, nonobstant la vue directe sur le désastre.

Ses deux lames adossées au mur, non loin de son siège, Aoibhín fronce les sourcils, tourne la page, avine sa gorge d’une lichée de café et, finalement, masse sa tempe du bout d’une paire de doigts.

Oui, il devra également s’occuper de cela. Rapidement, de préférence.

~°~

Ils murmurent, avant que le bois ne donne de la voix, qu’une autre s’y accole ; une qu’il n’attendait pas de si tôt. Ou, plutôt, une qu’il espérait ne pas entendre si près de la Fleur des Lacs. Face à ces sons, il penche la nuque. Les papiers retrouvent le contact froid du guéridon, la tasse glisse jusqu’à l’évier, mais ses lunettes restent sur son nez. Un oubli, semble-t-il.

La porte s’ouvre, sans qu'il n'ait véritablement à attendre. Aoibhín passe la tête dans l’encadrement. Une seconde durant, il se demande ce qu’il devrait répondre, quelles questions lui poser. Ou, simplement, le réprimander pour son imprudence. Pour autant, il se ravise aussitôt, alors même qu’il voit enfin son visage.

— Installe-toi, fais comme chez toi. Laisse-moi juste quelques secondes pour sortir les petites.

Les petites : les plantes, qui lui cassent les oreilles depuis un moment déjà, et de plus en plus depuis que le gardien se tient devant l’entrée. Elles survivront bien dehors, malgré leur désaccord flagrant. D’une main, il invite Ilyès à entrer dans cette maison temporaire, effleurant son épaule. L’instant suivant, il récupère déjà, un à un, les végétaux pour les déposer à l’extérieur. Somme toute, il entre, sort une deuxième tasse. Les plantes bouillent, puis le liquide rejoint le premier contenant, non sans une certaine grimace, qu’il tend au Gardien. Puis vient son éternel café.

— C’est un nouveau mélange, apparemment, mais j'ignore s’il te plaira…

De sa main libre, il pousse l’ouvrage, dépose sa tasse dans un coin de la petite table, puis s’assied dans le second fauteuil qu’il rapproche un peu. Suffisamment pour être proche, tout en lui laissant de l’espace et, surtout, de l’air. De ses prunelles claires, il contemple le gardien, sans mot dire. Il ne lui faut guère plus d’une ou deux paires de secondes pour comprendre qu’il n’est pas arrivé ici par hasard. Alors, finalement, il met les pieds dans le plat, ne serait-ce que pour savoir si son ami est ouvert à la discussion ou pas.

— Est-ce que tu veux en parler ?

Les voix sont toujours là, amoindries. Et si Aoibhín penche encore légèrement la tête, présentement, Ilyès est au centre de son attention.

Il ne s’installe pas. Intrinsèque, un soupir : certaines choses n’ont pas l’air de changer, en dépit des années. Le médiateur se désole, mais n’ajoute rien de plus. Les habitudes ont, visiblement, la dent dure ; d’autant plus en ce jour.

Ilyès ne l’a jamais dérangé.

Le bruit de l’épée sur le sol ; le Gardien s’assied enfin, ne reste que sa tasse de thé à lui donner. Si ce n’était pas pour lui, il n’y en aurait pas une feuille, ici, dans cette maison comme dans l’autre. Aussi, impossible de ne pas remarquer cette cuirasse, bien différente de ce qu’il arbore d’ordinaire. Pour autant, derechef, Aoibhín ne le souligne pas ; pas verbalement. Il se contente de le voir, de le noter, simplement.

Puis, de proposer. Le choix lui appartient, le Harfang n’est qu’une oreille ; une oreille qui ne détourne pas le regard. Plus encore lorsqu’il s’agit du sien.

L’homme ramasse sa propre tasse, s’apprête à déguster son café. Somme toute, elle s’immobilise, puis retourne à sa place, sur la table, sans qu’il n’en ait bu ne serait-ce qu’une goutte. En dépit de son allure, Ilyès est une boule de doutes ; l’avantage, sans doute, lorsque l’on peut lire dans les pensées. C’est, d’ailleurs, la seule arme qu’il possède contre le ras de marée Ilyès : le silencieux.

Comment arrive-t-il à une telle conclusion ? La dévalorisation, probablement. L’Angias n’est pas certain que les mots suffisent. Alors, Aoibhín inspire, lance une œillade vers la queue du Loup et quitte son fauteuil, le silence scellant toujours ses lèvres.

Eh, Eh ! Aoi ! Tu vas faire quoi, hein ? Pourquoi tu te lèves ? Allez, dis-moi !! Aoibhín penche la tête, encore. Un oubli de sa part, bien qu’il ignore où se cache la dernière peste. Mais il ne cherche pas, il a bien plus important à faire.

Deux pas, pour réduire la distance, puis Aoibhín s’accroupit face à l’homme comme au Gardien. En douceur, il saisit son bras, juste au cas où l’idée lui viendrait de ramener sa queue vers l’avant.

— Tu ne peux pas être partout, Ilyès. C’est frustrant, mais cette fois, ce n’était pas à toi de défendre la Fleur des Lacs. Quant à Arvandor, je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres motivations derrière, mais si cet artefact est aussi précieux et ancien, ils ne te l’auraient pas transmis si tu n’en étais pas digne et s’ils estimaient prendre des risques en le laissant entre tes mains. Une cuirasse, c’est également pour se protéger, n’est-ce pas ? Alors qu’est-ce qui te fait penser le contraire ?

Ce n’est pas une réprimande. Aussi maladroits et déplacés peuvent être ses gestes ou ses mots, Aoibhín ne s’en préoccupe pas ; il ne le remarque pas et cherche avant tout à le rassurer. Pas avec des paroles vides de sens, mais avec ce qu’il estime être la vérité.

Ses doigts glissent jusqu’à son poignet, ses doigts, pour les attraper comme une poignée bien maintenue. En bons amis.

— Tu es une personne formidable, Ilyès. Tu es également un gardien formidable. Et tout ce que tu fais, personne ne serait capable d’en faire autant à Cerah. Regarde, l’ambiance dans la guilde est déjà bien meilleure depuis que tu en es à la tête.

Il marque une pause, courte.

— Si tu faillis parfois ou que tu fais des erreurs, cela montre juste que tu es vivant, et on les rattrapera. J’ignore comment tu en es arrivé à cette conclusion-là, mais ne laisse personne essayer de te faire croire que ce n’est pas le cas. Et, si tu n’y parviens pas, c’est simple : tu me l’envoies.

Une, encore.

— Explique-moi, Ilyès. À quel moment aurais-tu été incompétent ? Je voudrais comprendre...

Immobile, en équilibre sur ses genoux fléchis, Aoibhín ne lâche pas cette main qu’il tient fermement. En douceur, mais fermement. Pas tant que le Cluasan l’y autorise, tout du moins. Son monologue est sincère autant qu’il est maladroit, qu’il pourrait être déplacé. S’il est effectivement un bourreau de travail, connu pour cette apparence froide qu’il entretient, l’Angias n’est pas dépourvu de sentiments. Ni même d’erreurs. Il comprend que les êtres sont complexes, que les émotions ne guident pas toujours vers des drames. Extas, d’ailleurs, en est la preuve.

Ce n’est pas grave, si Ilyès ne le regarde pas ; tant que ses paroles peuvent l’atteindre ne serait-ce qu’un peu, l’inviter à relativiser, à se voir lui-même moins durement qu’actuellement, Aoibhín n’en demande pas plus que cela.
Et, un jour peut-être, acceptera-t-il de se voir tel qu’il est réellement. Sans tous ses amas négatifs qui l’entourent.

D’ici qu’il y parvienne, l’ami souhaite appréhender au mieux la situation, la manière dont il se perçoit, et les raisons derrière toutes ces barrières. S’il en a une idée, l’homme ne juge toutefois pas, ne pipe mot supplémentaire ; il conserve simplement cette main dans la sienne. Et il entend, cette position gênante qu’on lui attribue, sans même connaître son point de vue. Il entend également les remarques acerbes de quelques bornés, en raison de ses origines Arvandiennes, de ses attributions à Cerah. Il entend cette mère qui l’éloigne, mais veille tout de même. Puis il resserre sa prise, lorsqu’il entend parler d’une aide. Un brin de jalousie, peut-être, qu’il enterre lorsqu’Ilyès pose sa tête sur son épaule. Et il hésite, Aoibhín. Pourtant, sa main libre glisse finalement dans sa nuque, remonte à l’arrière de son crâne et effleure, caresse, en douceur toujours, les mèches ébènes du gardien.

Il essaie, une fois n’est pas coutume, si tant est qu’Ilyès le lui autorise. Et le silence dure, plusieurs secondes, minutes peut-être. La confiance… Aoibhín en possède-t-il véritablement envers lui-même ?

— Pas vraiment. Je ne crains pas la corruption, de toute manière. Seulement, j’aimerais ne pas rester loin trop longtemps...

Aoibhín se fiche que la corruption en vienne éventuellement à le toucher. Depuis la Fleur des Lacs, au moins, il peut veiller sur les intérêts des siens et dresser ce qui peut l’être entre la corruption et le Gardien. Il veille à ce que tout se passe bien entre Arvandor et Cerah, ne serait-ce que pour lui.

— Ciara était amère ; c’était aussi une question de caractère, d’expériences. Cela ne veut pas dire pour autant que tu as eu tort. Quelles que soient nos décisions, il y aura toujours des personnes qui en seront mécontents…

Et ses décisions futures ne feront pas toujours l’unanimité, il le sait. Alors, Aoibhín penche un brin la tête, suffisamment pour que le sommet de son crâne arrive contre le sien.

— Pourquoi penses-tu que se battre passe obligatoirement par un combat ? Que tu ne fais qu’attendre si tu n’es pas sur place ?

Il n’a pas besoin d’être en première ligne. Tous les combats ne demandent pas le maniement d’armes ou des hostilités physiques. Alors, pourquoi fait-il une telle fixation ?

— Tu n’es pas le seul à venir d’ailleurs. Que tu sois originaire d’Arvandor et que tu y as des attaches ne change rien au fait que tu aimes profondément Cerah. Pourquoi penses-tu qu’Arvandor t’aurait légué cette cuirasse pour ces raisons ? Et, surtout, toi, qu’en penses-tu ?

L’un n’empêche pas l’autre, dans les faits, et il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte. Ilyès n’est pas responsable des décisions prises, ni même des tournures que prennent les relations entre les deux Royaumes au cours de l’histoire d’Arathia. Seulement, les humains n’y pensent pas et ont parfois besoin d’une présence physique pour… s’y accrocher. Et, dans ce silence, le souvenir de cette mère qui hurle, toutes larmes dehors, déformée par la détresse, en jetant à travers la pièce tout ce qui lui tombait sous la main.

— Milicent… Probablement a-t-elle ses raisons. Ilyès, c’est une chose si cette présence te convient et peut te permettre de te concentrer sur d’autres points, mais si elle te dérange, qu'importe la raison, pourquoi ne pas l'avoir refusé ?

Au fond, Aoibhín connaît déjà la réponse : Ilyès ne dira sans doute jamais non à sa mère, tout comme lui-même n’a jamais été capable de le faire. Pour autant, il ne rajoute rien : il ne connaît pas Milicent. Au final, cela reste également un pas qu’elle fait vers lui, de ce qu’il en pense. Cependant, il connaît cette sensation ; celle de son propre cœur qui se froisse. Ce bruit également.