Il lui arrive, parfois, de livrer certains bouquets. Lorsque le client y met suffisament d'argent, lorsqu'on l'offre à quelqu'un d'important, lorsqu'il s'agit de clients réguliers.

Aujourd'hui, c'est les trois en même temps.

Il est presque 18 heures et Pendragon vient de fermer son échoppe après avoir fait le tour des plantes. Dans sa main, un énorme bouquet, bien trop gros pour une personne d'après lui. Mais que voulez vous, c'est pour la conseilère. Cliente importante à qui il livre régulièrement.

Cette fois, ce n'est pas elle qui a payé. Il a noté le nom dans un carnet, certes, mais il a laissé le plaisir à l'offrant d'écrire un petit mot sur la carte qui triomphe dans les fleurs.

Les rues d'Arvandor sont toujours pleines, à cette heure là, mais Pendragon ne passe malheureusement pas inaperçu. Habillé tout de noir, c'est son bouquet coloré qui attire les regards. On lui lance une remarque lorsqu'il tente de passer dans la foule, il répond juste d'un grognement de mécontentement.

Arrivé à destination, il toque trois fois, garde le dos bien droit, présente le bouquet vers l'avant, comme pour l'offrir.

"Un bouquet vous attend, madame la conseillère."

Droit, carré, direct.

Shivae n'était pas un monstres. Du moins, c'était ce que la femme essayait éperdument de se convaincre. Elle avait passé des décennies à se faire passer pour quelqu'un d'autre ; une conseillère, une individu ne cherchant que le pouvoir et la richesse. Derrière toute cette fumée pourtant, résidait une élémentaire qui ne faisait que chanter la vengeance, que suivre la partition du retour conquérant chez elle.

Le regard vissé sur l'extérieur, son esprit se plongea avec profondeur vers son passé, se remémorant tout ce qui fait d'elle une élémentaire, une création de ce monde en personne. Sa place avait été aisé à atteindre, son orgueil ayant été son arme principale. Elle savourait tout ce qu'elle possédait, essayant tant bien que mal de combler le vide dans sa poitrine.

Au gré du vent et pour ne pas oublier qui elle était avant de se retrouver figer à Arvandor, Shivae cherchait à récupérer des objets et autres reliques en provenance d'Al'Malaq, tel un unique moyen de rester accrocher à son objectif et sa véritable nature.

Il y avait néanmoins un autre atout dans sa manche.

Pour ne pas se perdre, la conseillère avait un péché mignon ; les fleurs. Partout dans sa demeure elles trônaient, de tous les types, de toutes les provenances. Dans le domaine, son amour n'avait aucune restriction. Son odorat disposait de ce besoin intangible de sentir tant d'odeurs, de fragrances différentes. La flore lui manquait et elle ferait tout pour la mener à elle.

Elle qui avait foulé le désert savait sans difficulté l'importance de ce genre de détails. Cette présence naturelle était au fil des années, devenue un besoin vital. De fait, bon nombre de ses partisans et autres admirateurs en avaient conscience et beaucoup savait les utiliser pour espérer pencher la balance en leur faveur.

Soudain un bruit sourd vint briser l'accalmie de la demeure.

Un invité surprise. Par réflexe, la femme se tourna en direction de la porte d'entrée, lieu de naissance des sons. D'un coup d'œil croisé avec son domestique, ce dernier s'empressa d'atteindre la poignée pour la tourner sans attendre. Un sourire se figea sur les lèvres de l'employé à la vision du fleuriste et son attitude.

Le buste vers elle — « madame, un cadeau pour votre personne. »
La main nonchalante, Shivae la passa dans sa chevelure azurée pour rejoindre l'entrée. Comme à l'accoutumé, elle portait une longue robe dessinant avec allégresse les courbures de son corps que la conseillère savait si bien mettre en avant. Ce n'était qu'une fois arrivée à destination qu'à son tour, elle laissa son visage arborer un rictus.

« — Oh, en voilà des fleurs magnifiques mon cher Pandragon. Vous voilà toujours aussi prompt à la conversation. » Lança-t-elle non sans ironie, le tout accompagné d'un rire furtif.

D'un moulinet de la main elle fait signe à son domestique de prendre le bouquet pour le placer sur une petite table en marbre près d'elle. L'élémentaire incombe à Pendragon d'entrer.

« — Je suis toujours ravie de recevoir un si beau présent mais il va falloir m'en dire plus. Un cadeau de ? Vous peut-être. » Question rhétorique puisqu'elle le pensait incapable d'un geste de cet acabit. Un brin avancée vers le bouquet, elle inclina un peu son buste pour humer les fleurs, non sans un plaisir qu'elle ne dissimulait pas, l'expression enjouée.

C'est un domestique qui récupère le bouquet et Pendragon juge avec attention sa manière de tenir les fleurs. Il s'agirait de ne pas gâcher la magie. Il suit calmement, invité à l'intérieur, puis croise les bras en détaillant Shivae.

"Chacun ses qualités."

Il était rare que Pendragon utilise le mot de trop. Pas vraiment bavard, surtout depuis la guerre. Mais avait il vraiment besoin de parler plus que ça, dans la situation actuelle ? Il n'était la que pour faire son travail, après tout.

"Je n'offre jamais de fleurs et je ne regarde jamais qui offre le bouquet. Il y a une carte entre les deux roses blanches."

C'est surtout parce que la dernière fois qu'il avait offert des fleurs, c'était pour se faire pardonner de repartir au front. Quelques jours plus tard, il rentrait seul et perdait tout ce qui était de valeur à ses yeux.

Elle semble apprécier les fleurs. Bien. C'est tout ce dont Pendragon avait besoin, ces derniers temps. Qu'on apprécie le travail dans lequel il passait autant de temps.

"Vu le choix du bouquet, c'est certainement quelqu'un qui vous apprécie beaucoup. C'est tout ce que je peux en déduire."

Non, c'est un mensonge. Il pourrait en savoir plus en fonction du prix, de l'envie de faire livrer jusqu'à chez elle, peut être même de l'odeur générale que dégage le cadeau. Mais c'est tout ce qu'il peut réveler.

Elémentaire de feu mais aussi de la moquerie, Shivae ne pouvait retenir cette envie de taquiner le fleuriste. Son apparence, son allure et mêmes ses gestes ; tout offrait à la conseillère une possibilité de s'amuser. Une telle envie ne dégoulinait point de gentillesse mais elle était comme çela, elle ne pouvait s'en empêcher.

Il n'y avait d'ailleurs pas que cela qui incitait la femme à se tourner dans sa direction lors de ses rencontres avec lui. Heureusement, elle ne faisait pas cela avec tous les commerçants mais ceux pouvant attiser sa curiosité, et dieu sait que ce Pendragon en faisait partie. Intriguée par son mutisme et son attitude distante, elle avait pris la peine de chercher à en savoir plus et quelle surprise que le passé de cet individu.

Doux sourire à cette pensée.

Un homme capable de se battre pour sa patrie, un mâle brisé. Shivae avait du questionner des gens hauts placés et tirer les vers du nez n'avait pas été chose aisée. La belle ne jugeait d'ailleurs pas nécessaire de le faire savoir, elle préférait garder toute cette découverte pour elle sans sourciller. Sans doute se sentait-elle femme de pouvoir en agissant ainsi.

Le nez dans les fleurs elle profitait de la senteur agréable qu'elles offraient à son attention. Captivée par son action, ses yeux restaient figé sur lui, guettant ses réactions lors de la conversation.

« — Oui, il est vrai. Sans doute vos qualités sont-elles ailleurs ? Une autre capacité que le soin de la flore ? Ce qui est déjà plus que convenable. » La conseillère se redressa, le buste dans la direction de Pendragon. Le pauvre ignorait qu'il était venu dans la gueule du loup. Elle pouvait ainsi remercier la personne qui lui avait offert ce présent.

« — Comment cela vous n'offrez pas de fleurs ? Vous qui les aimez tant vous ne prenez pas la peine de transmettre le bonheur de déposer son regard sur une telle beauté. » La main devant sa bouche, son expression mimait la déception puis elle attrapa la carte comme annoncé par l'homme.

Du bout des doigts elle la tenait sans commenter ce qu'elle lisait.

« — Jamais monsieur n'a été frappé par la curiosité ? Je ne peux le croire. Vous ne seriez pas humain ? Même l'élémentaire que je suis ne peut se retenir face à l'inconnu. » Un faible rictus naissait sur ses lèvres.

« — Je vais finir par croire que vous êtes déjà mort à l'intérieur. »

Il ne répond pas à une partie des remarques, parce qu'il n'a aucun intérêt à le faire. Toujours droit, toujours impassible, il ne répond que par quelques hochements de tête lorsqu'elle tente de confirmer une information.

"Je n'ai aucune raison de trahir la confiance de mes clients."

A vrai dire, si il pouvait se débarasser de ses clients et s'occuper uniquement de ses plantes, il en serait bien ravi. C'est pour ça qu'il avait accepté l'offre d'Arvandor. Pour être entouré de fleurs et moins d'êtres conscients.

"C'est une remarque qu'on me fait régulièrement."

Comme si il ne voulait pas s'engager dans la conversation. Parce qu'il est mort à l'intérieur, pas vrai ? Il pourrait très bien terminer comme l'un de ces maudits morts-vivants, si sa fierté et sa colère ne l'empêchaient pas d'accepter un si triste sort.

"Je ne suis pas un politicien, madame la conseillère. Je ne me préoccupe que de ce qui m'entoure directement. C'est mieux pour tous."

Il pointe du nez le bouquet de fleur sur la table.

"Je suis heureux de voir qu'il vous convient."

Pouvait elle même savoir ce qui se cachait derrière le mur qu'il lui proposait ? Probablement. Les dirigeants d'Arvandor n'étaient que des marionnettes à qui on pouvait gresser la patte. Aucun humain sensé n'aurait commandé l'attaque qui a mis fin à la guerre.

"Je ne suis qu'un fleuriste."

Une petite moue s'invita sur le visage de la conseillère face aux réactions, ou plus l'absence de ces dernières. Elle qui favorisait les échanges n'était pas ravie d'être face à une statue. Il se contentait du minimum et tournait autour du pot. Il fallait qu'elle le décoince.

Le regard jonché sur le nom à l'intérieur de la carte, elle ne prit même pas la peine de s'attarder dessus. Pauvre noble figé à la dernière position de ses obligations du jour. Le bouquet était magnifique mais le fleuriste offrait d'avantage de challenge. A choisir, aucune hésitation ne vint la submerger. Elle se contentera de remerciements à l'égard du bourgeois lors d'une prochaine rencontre. Retour sur le centre de son attention.

Sa tête se pencha d'un côté puis sur un autre à l'écoute des bribes de paroles de Pendragon lui offrait. Le geste était si succinct qu'elle dut replacer une mèche de cheveux rebelle, venue briser son regard.

« — Vous ne répondez tellement à aucune de mes interrogations que j'ignore si je dois me fatiguer à vous rétorquer. »

Une main au niveau de son menton, Shivae mima la réflexion tout en observant son invité. Du moins, surtout son absence de quoique ce soit. Lui qui était habillé tel un corbeau représentait sans mal cet animal.

« — Heureusement que vous n'êtes pas politicien, surtout. Vos discours seraient... »

Teintée d'ironie, elle s'amusait en baillant un peu, faisant mine de ne pas maîtriser cet acte surjoué. Un sourire en coin ne se replia pas, toujours façonné sur ses lèvres.

« — Ne jouez pas l'humilité ainsi. Vous savez comme moi que j'aime votre travail et toutes les fleurs que vous me proposez. Je n'achète exclusivement que dans votre boutique. Cependant... »

Le silence persistant, elle resta mutique quelques secondes, enfouie dans ses propres pensées. Que faire ? L'élémentaire se demanda s'il était judicieux d'aborder son passé ouvertement pour autant, l'idée même d'essayer la titillait. Sa curiosité devait au moins tenter la subtilité pour soulever le couvercle solidement posé sur l'esprit du fleuriste.

Shivae avança de quelques pas vers lui puis désigna avec nonchalance les différentes cicatrices présentes — et surtout visibles, sur son corps. Il ne devait pas se vexer ou fuir ; il était le seul à même de lui offrir la flore qu'elle appréciait. Elle devait faire attention à ne pas se brûler.

« — Vous n'êtes pas qu'un simple fleuriste du moins, vous ne l'avez pas toujours été. Aucun commerçant ne se pavane avec de pareilles balafres. »

"Je pensais que vous saviez que je ne suis pas bavard."

Le contraste entre les deux arvendiens est flagrant. Lui ne bouge pas, reste droit, les bras croisés. Elle se présente comme la comédienne d'un spectacle. Bouge, agis, se permet peut être de dépasser les bornes lorsqu'elle parle de ses cicatrices. Oui, il serait un bien piètre politicien. Il ne faut que hausser les épaules lorsqu'elle en parle, d'ailleurs.

"Vous seriez surprise de voir que la flore d'Arathia n'est pas toujours tendre avec ses habitants."

Est-ce qu'elle en sait plus que ce qu'elle devrait en savoir ? Il se referme un peu, crispé. Il bouge ses jambes pour rapprocher ses pieds l'un à l'autre et repose son regard sur les fleurs après ne pas avoir laché la conseillère des yeux.

"Mais j'imagine que les politiciens ne sont pas habitués à sortir des murs d'Arvandor pour le vérifier."

Parce qu'ils n'étaient pas à Vollheim, quand ils ont décidé d'utiliser leur machine de mort. Il fronce les sourcils et pour une fois, relance la conversation. Il veut s'assurer d'un point.

"Êtes-vous différente, conseillère ?"

Probablement pas.

"Je n'ai jamais été payé à comprendre, uniquement à faire."

Dans les fleurs comme à la guerre. Il se permet la remarque et la laisse poursuivre son monologue. Pourquoi faut-il que Pendragon ne tombe toujours que sur les curieux ? Ne peut-il pas juste tomber sur quelqu'un comme lui, n'avoir besoin d'échanger que quelques mots et rentrer chez lui ?

Puis elle parle de plus d'un siècle. Pas humaine, donc. Et pourtant conseillère d'Arvandor. Quelle chute dans l'estime de Pendragon. Enfin, pas pour Arvandor, il n'est plus surpris de ce genre de décisions politiques.

"Est-ce censé me faire vous apprécier plus ?"

Parce que ça ne marche pas vraiment. Et l'idée qu'elle ai pu mettre les mains sur son dossier l'irrite un peu. (beaucoup).

"Avez-vous été trop curieuse, conseillère Shivae ? Faites vous parti de ces politiciens qui ne savent pas discerné les bonnes et les mauvaises idées ?"

Dans ce cas, il devrait visiter certains de ses collègues.