Et le monde s’enfonce encore et encore.

Le soleil s’éloigne et n’est plus visible à présent, l’air a beau être moins chaud, moins lourd, à mesure qu’il s’enfonce dans les quartiers les plus aisés, lui a l’impression de pouvoir respirer beaucoup moins bien.

C’est à sa demande que ses protecteurs l’ont laissé partir explorer la ville, mais Eluard - non, Yunhua maintenant, il ne s’y fait pas encore réellement - ne retrouve rien de connu. Il ne jure pas avec les autres ; ses vêtements sont aldanis à présent, ses traits correspondent suffisamment pour qu’il soit parfaitement invisible.

Respire

Combien de fois a-t-il pensé ces mots, depuis cette descente aux enfers ? Combien de fois ceux-ci l’ont obligé à rappeler à ses poumons comment fonctionner, comment s’emplir, se vider, reprendre le mouvement normalement automatique.

Sa mission est simple, pourtant. Aller dans une échoppe demander si la commande est prête, si oui, la récupérer. Ce n’est pas grand chose, rien de lourd ou encombrant. Un parfum pour Yun, histoire que son escapade ne soit pas sans but. Mais le jeune homme peine à trouver la boutique, malgré ses notes minutieuses. Et personne ne semble sensible à ses tentatives de se faire remarquer pour demander des indications.

Ce n’est pas grave. La boule au ventre, le jeune homme lève encore le nez vers le ciel qu’on ne voit pas. Dans ces instants là, ses ailes lui manquent plus cruellement, les cicatrices dans son dos le lancent, en une douleur fantôme inutile. Il aimerait s’élever pour avoir une meilleure vue d’ensemble, mais il est à présent cloué au sol, au milieu de ces gens qui n’en ont rien à faire de lui et qui sont tous plus grands, plus imposants, plus pressés.

Il suffit de prendre son mal en patience, et attendre. Il finira par trouver la boutique, et pourra repartir ; même si c’est un peu dommage, de venir pour fuir si rapidement…

On lui avait dit qu'elle finirait par s'habituer à se faire remarquer, partout où elle irait, que sa tenue caractéristique servirait autant à l'identifier qu'à apaiser par sa clarté. Dans son vêtement blanc, l'Élue de la Tempérance renvoyait une image de quiétude et de paix qu'elle s'évertuait à garder au travers de ses sourires et son amabilité. Chaque jour qui passait, elle s'habituait un peu plus, comprenait mieux son rôle et se laissait moins intimider par les autres.
Bientôt, elle se rendrait à l'Arbre pour s'y retrouver coincée un temps, mais au moment de sa petite promenade, tout ça n'était encore qu'un futur flou que nul n'avait deviné. Yunmei s'était rendue dans son quartier préféré de Fang, celui où la population venait faire étalage de son savoir-faire et ses multiples talents. Un peu comme elle. Venir offrir quelque prestation pour encourager la population, apaiser les tourments et inspirer les artistes. Si bien qu'à chacune de ses visites, on finissait un peu par espérer qu'elle chante.

Mais pas aujourd'hui.
Le voile tressé dans sa longue natte qui reposait sur son épaule, Yunmei était simplement venue faire quelques emplettes dans une échoppe qu'elle savait populaire. Si on la laissait bien souvent en paix par respect pour sa personne, on ne l'ignorait cependant pas souvent et dès qu'elle franchit la porte, elle eut un sourire à la fois bienveillant et un peu timide en constatant que sa présence allait sûrement déranger. Préférant ne pas abuser de ses privilèges, l'Élue avait discrètement refusé qu'on la laisse passer prioritaire et avait prétexté vouloir regarder un peu la marchandise... avant que son regard ne repère un visage familier. Quelqu'un de très discret, qu'il était facile de ne pas voir, mais qu'elle s'évertuait à approcher.

« Yunhua ? » souffla-t-elle en s'approchant de lui, se penchant légèrement pour confirmer. En voyant son visage, elle joignit ses mains avec enthousiasme, affichant un sourire. « C'est vraiment toi ! Pendant un instant, j'ai eu un doute. Tu es venu faire quelques achats également ? »

Et tout naturellement, on faisait de la place autour d'eux, comme pour ne pas empiéter sur la proximité de l'Élue qu'il ne faudrait surtout pas froisser ou toucher.

Il ne réalise pas tout de suite ; ce nom, il ne s’y est pas encore fait, et il sursaute lorsque l’élue de la Tempérance se penche sur lui, son regard laisse passer un moment d’effroi, avant qu’il ne se reprenne. Au fond, il est touché que Yunmei l’ait remarqué, lui qui a trop souvent l’impression d’être invisible. Il s’éloigne pourtant d’un pas pour s’incliner avec respect, habitué à traiter une élue comme il se doit - même s’il n’a pas encore intégré, bien malgré lui, qu’Onyxa n’était pas l’exemple type d’un élu.

“Dame Yunmei, c’est un plaisir de vous voir.”, ne doit-on pas vouvoyer une élue, après tout ?

Il se redresse, intimidé par l’espace qu’on leur laisse, et regarde autour d’eux comme s’il se demandait, brièvement, s’il ne devait pas les rejoindre. Il ne sera jamais à la place de la jeune femme, il ne pourra jamais savoir s’il est mieux de rester, s’approcher, rompre cette solitude imposée par le respect d’autrui ou non. Alors il reste, planté en plein milieu, sans oser bouger mais craignant de faire une erreur qui lui couterait l’amitié de la jeune femme.

“Je voulais visiter un peu le quartier, je ne suis que très peu sorti de l’académie depuis mon arrivée, et Madame Zhen avait besoin que je récupère un parfum pour elle, oui… ”, explique-t-il, hésitant. “Je pense que je suis perdu, cela dit.”

De toute évidence, il pourrait demander à la jeune femme de le guider. S’il n’avait pas autant peur de déranger, de lasser.

“Et vous ? Si vous avez quelques courses à faire, je peux vous accompagner, pour vous aider à porter ?”

Serviable, aussi bien par nature que par crainte de devenir inutile.

Yunhua avait toujours cette politesse mêlée à une timidité respectueuse que Yunmei appréciait, mais la désolait un peu dans le sens où même vis à vis des jeunes de son âge, il y avait cette distance qui s'instaurait automatiquement à cause de son titre. Elle avait conscience de la gêne qu'elle pouvait créer, des regards qui étaient attirés, mais elle s'efforçait à voir le bon côté des choses et ne pouvait qu'espérer que sa présence ne cause pas davantage d'inconfort. Elle aurait aimé poser une main amicale sur son épaule, comme pour le rassurer, mais s'abstint, gardant ses mains contre elle, dans une posture sobre. Elle offrit un sourire à ses paroles, bienveillante.

« Merci pour ta proposition, je n'ai pas grand chose à acheter donc ça devrait aller, mais j'accepte volontiers un peu de compagnie. »

Le refus n'était pas catégorique, laissant toujours une porte à ce qu'il puisse proposer son aide s'il le souhaitait ; Yunmei savait ô combien les gens avaient souvent besoin de se sentir utile pour justifier leur présence qu'ils pouvaient ne pas trouver légitime. C'était quelque chose qui la chagrinait, mais à continuellement refuser, elle finissait plus souvent par blesser la sensibilité des gens qu'à les rassurer ; aussi, maintenant, elle leur laissait davantage la liberté de se rassurer eux-mêmes par leurs propres initiatives.
Le regard de la blonde se reposa sur la foule autour d'eux, notamment la longue file d'attente, puis sur les bras de son jeune camarade ─ à défaut de pouvoir véritablement l'appeler ami, elle le voyait comme un camarade de l'Académie ─ avant de reprendre la parole.

« Ce que je veux prendre se trouve également sur le comptoir, est-ce que tu veux bien m'accompagner faire la queue ? Comme ça, si la commande de Madame Zhen est prête, je peux en profiter pour regarder ce que je veux prendre. »

A vrai dire, elle se doutait qu'il était là depuis un moment. A voir la foule bouger, il n'était pas difficile de comprendre qu'il avait eu du mal à se faire une place et elle espérait en conséquence que sa présence l'aiderait à se faire une place. L'emmenant donc avec elle pour prendre place, elle invita la discussion à prendre une direction différente, espérant détendre l'atmosphère.

« Honnêtement, je suis un peu curieuse aussi de voir de quel parfum il s'agit, j'ai toujours trouvé que Madame Zhen avait un parfum très agréable, mais je n'ai jamais osé lui dire. Il lui va tellement bien. C'est la première fois qu'elle t'envoie le récupérer ? »

S’il avait su ce que pensait Yunmei, il l’aurait rassurée poliment. La distance qu’il met entre elle et lui n’est pas beaucoup plus poussée que celle qu’il met entre lui et n’importe qui. Trop timide, trop mal à l’aise, trop peu à sa place. Il ne peut cependant rassurer la jeune femme, pas plus qu’elle n’ose le toucher. Alors il sourit doucement, heureux simplement de pouvoir être utile. Il a compris que l’élue n’a pas besoin d’aide, mais après tout, n’est-ce pas agréable de marcher avec quelqu’un ?

Plus vif qu’il ne veut le montrer, Yunhua ne dit cependant rien, comprenant la mécanique derrière les paroles de la jeune femme. Délicatement, il acquiesce à ses paroles, n’osant avouer qu’il a eu du mal à se faire une place dans la queue. Comme si on l’ignorait exprès pour lui passer devant. Autant que l’élue ne le réalise pas, elle serait peinée pour rien.

“Avec plaisir, oui ! Madame Zhen n’est pas pressée, par conséquent nous avons le temps de regarder ce dont vous avez besoin, de toute façon.”

C’est impressionnant, pour lui, de voir comme Yunmei parvient naturellement à faire ce que lui peine à obtenir. Même quelque chose de trivial. Paradoxalement à Avalon, en tant qu’homme de compagnie d’Onyxa, il avait moins de mal à se faire une petite place. Mais ce n’était pas lui, c’était le nuage sombre qui flottait derrière. Il préfère la présence délicate, rafraîchissante de Yunmei, et bien sûr n’osera certainement jamais lui dire. Que la conversation dérive lui plait. Parce qu’il peut parler de ce qu’il fait sans parler directement de lui, de quelqu’un qu’il apprécie, également.

“C’est la première fois, oui ! Au vu de son infirmité et mes quelques compétences, nous avons pris l’habitude que je l’aide à se préparer, et… Elle n’était pas sûre de me laisser aller ici seul, mais j’avais envie de visiter la ville.”, il n’a pas encore répondu pour le parfum, se rattrape rapidement. “C’est un mélange de …. et de …, de mémoire. Il est très apaisant, parfaitement adapté à sa douceur…”

Pourtant à bien y réfléchir, Jun n’est pas à la seule à avoir une odeur qu’il juge apaisante ; un regard presque craintif, en biais, à l’élue, et il fixe à nouveau les pieds de la personne devant eux.

“Votre parfum aussi vous est parfaitement adapté ; même sans votre aura d’élue, vous apportez la sérénité pas votre simple présence, dame Yunmei.”

Un compliment maladroit mais sincère. Une manière de lui dire qu’il ne la voit pas uniquement comme une élue.

Ainsi donc, le secret du parfum de Mme Zhen était révélé ! Yunmei haussa des sourcils agréablement surpris, définitivement très intéressée par cette information ─ cela pourrait lui servir ultérieurement pour des cadeaux d'anniversaire.

« Oh ! Je vois, maintenant j'arrive à reconnaître... » s'exclama-t-elle, un instant pensive.

Ce fut le moment que Yunhua choisit pour la complimenter. Une spontanéité qui surprit la jeune élue, mais qui la fit doucement sourire en un rien de temps, ses joues virant très légèrement au rose. Bien qu'il semblait esquiver son regard à regarder ainsi ses pieds, elle n'en était pas moins touchée et reconnaissante.

« Vraiment ? J'en suis comblée, alors. »

Ne voulant pas pousser son embarras plus loin ou souligner la spontanéité de son compliment, Yunmei releva le regard pour voir devant elle sans rien perdre de son sourire.

« Même si je n'avais obtenu mon rôle... même si les dieux ne m'avaient pas choisie, j'aurais été la même personne, je pense. J'aime sincèrement les gens de Xing Alda, leur résilience à toute épreuve, leur ouverture d'esprit et leur esprit critique... ce sont des choses que je veux protéger et honorer. Savoir que ma présence apaise, au-delà de mon rôle d'élue, me conforte dans l'idée que j'ai choisie la bonne voie à suivre. »

Puis, elle eut un regard en biais vers lui.

« Est-ce que tu arrives à te faire à la vie en Xing Alda, maintenant ? Y a-t-il des choses que tu aimes spécifiquement, ou te procurent de la joie ? Parle-moi de toi, un peu. J'aimerais te connaître davantage. »

Ce n'était guère plus un ordre qu'une demande sincère. Les occasions de se retrouver seule avec Yunhua n'avaient pas été nombreuses et elle voyait là une opportunité de pouvoir parler en attendant que la file d'attente diminue au fur et à mesure ─ ce qui ne devrait plus trop tarder, mais chaque seconde était précieuse.

Yunhua n’a aucun doute que Yunmei serait aussi lumineuse, aussi impliquée, si elle n’était pas élue. Xing Alda a de la chance d’avoir une telle personne pour guider le peuple, même si c’est indirect. L’ancien arvandien a parfaitement conscience du rôle crucial des élus dans un royaume, du pouvoir que peuvent avoir ceux-ci, s’ils en ont le désir. Onyxa était de ce genre là, Yunmei, elle, en est loin. C’est si rassurant de se compter dans son entourage, même de loin, plutôt que celui de l’élue de l’Avarice…

“J’ai le sentiment que c’est également ce qui conforte les habitants dans la certitude que les dieux ont bien choisi.”

Et lui ? Lui, va-t-il continuer à baisser la tête, ne servir qu’à faire de petites courses, sans jamais s’interposer lorsque quelque chose ne va pas, lorsque quelque chose ne lui plait pas ? Est-il couard à ce point ? Face aux questions qui lui sont retournées, Yunhua se demande un peu plus s’il fait réellement ce qu’il faut de cette nouvelle vie qui lui a été offerte. Weiyan lui a donné un nouveau nom, un nouveau départ, et après ?

Au final, à part être élève à l’académie, il n’est rien, il ne fait rien. Et c’est lorsqu’il doit amener cette réalité face à quelqu’un qu’il admire que celle-ci frappe durement.

“Oui, j’aime étudier à l’académie… Et je suis heureux de pouvoir rendre service.”, mais ensuite ? Le jeune homme se passe la main sur la nuque, retenant un soupir. “En réalité, j’ai encore l’impression de ne pas utiliser ce nouveau départ à sa juste valeur… J’ignore quoi faire de toutes les possibilités qui me sont offertes.”

Les deux arrivent déjà à la caisse, et Yunhua s’excuse pour récupérer ce qu’il faut, attendant que Yunmei ait fait de même pour continuer doucement, le regard toujours vers le sol.

“Après tout… Je ne peux pas me complaire dans cette vie-là tout le temps, non ? J'aimerais prendre un peu plus exemple sur vous.”

Une manière de dire qu’il veut évoluer ; quoi que la vie lui offre, il ne peut plus se contenter d’être passif envers celle-ci, même s’il a pu prouver sa résilience…