La fatigue ralentit les pas du jeune homme qui, pourtant, a réussi à négocier un voyage jusqu’à proximité de l’Académie. Il n’imaginait pas, malgré une connaissance relative des lieux - celle qu’on peut avoir des livres, des “on dit”, des oreilles qui trainent sans y prendre garde, rien de plus - que la chaleur puisse être à ce point écrasante, dure. Et pourtant, le bâtiment se dresse face à lui, lui rappelant un peu plus à quel point il est petit, insignifiant.

Les lieux sont loin d’être déserts, mais personne ne semble réellement faire attention à lui. Eluard à l’habitude en soi, il trouve même cela rassurant. Il préfère supposer que c’est qu’il ne jure pas, ne tranche pas, que personne ne trouve ça anormal qu’il soit là. Dans ses vêtements clairement arvandiens, d’une fraîcheur relative. Il est parti avec presque rien, en urgence, et dans la foule, il craint presque de voir un ancien collègue. Encore ; s’il était capable de reconnaître tous les hommes d’Onyxa, il se sentirait sûrement plus en sécurité. Il faudrait cependant qu’ils sachent où il est… Non. Le céleste veut s’assurer qu’il est en sécurité, même si c’est aussi réel qu’un conte pour enfant.

Mais à force de ne pas se faire remarquer, il réalise surtout qu’il ne va pas savoir où aller, à qui s’adresse ou toutes ces choses qui pourraient être utiles. Son regard erre sur les gens, comme si leur apparence pouvait le renseigner sur qui questionner quant à son avenir. Une question reste en suspens, bien sûr, une question terrible qui lui dévore le crâne : Et s’ils ne l’acceptent pas, ici ?

Ca pourrait ne pas être très grave. Pourquoi, exactement, l’académie, après tout ? Quelque chose l’y pousse. Le destin ? Non, pas réellement. Ce n’est pas qu’Eluard n’y croit pas ; simplement qu’il pense que ce sont des choses pour les autres, pas pour lui. Il pense simplement qu’il peut se faire une petite place ici, et c’est déjà beaucoup…

Il lui faut encore un moment avant de se décider, d’éviter soigneusement cet homme aux cornes et à la longue queue de dragon dont la prestance est bien trop écrasante pour oser le déranger, pour plutôt viser quelqu’un qui semble lire.

“Bonjour… Excusez-moi, je voudrais travailler ici. A qui pourrais-je me présenter pour ça ?”

Etudiant, employé, il n’en sait rien. Tout ce dont il a besoin, c’est d’une accroche… Et lorsque la jeune femme relève le nez de son livre pour le regarder, il s’attend à se faire jeter. Pourtant, elle se contente de se lever et secouer la main. Pas vers lui, pas du tout, non.

“MONSIEUR LE DIRECTEUR LEI !! QUELQU’UN POUR VOUS !!”

Face à l’homme d’une telle prestance, Eluard baisse les yeux, gêné, se fait de plus en plus petit. Doit-il se présenter, doit-il attendre que les deux aient terminé leur conversation… De toute évidence, il se décide à ne rien dire, jusqu’à ce que la dénommée Zhihao les laisse. Il lève alors un regard intimidé vers l’homme, écrasé par son aura et sa prestance, incapable de prononcer le moindre mot. Il acquiesce, fait un effort pour se mettre à la hauteur du directeur et marcher à sa vitesse.

L’idée de manger, elle, trouve immédiatement sa place dans son esprit, et son regard brille. Son estomac se contracte, heureusement ne laisse échapper aucun bruit. Mais la suite le trouble. Il n’a pas l’impression d’être typiquement arvandien, ou particulièrement beau comme les célestes peuvent l’être. Certainement les dons qui ont rendue cette académie célèbre… ?

“Ah, comment… ”, est-ce impoli de questionner quelqu’un sur ses dons, qu’ils soient magiques ou d’observation ? “Non effectivement. Ce serait avec plaisir, monsieur.”

Il le suit, jusqu’à ce qu’ils s’installent à une table à l’écart, où il se tient droit, crispé, inquiet de toute évidence. Il n’arrive pas vraiment à croire qu’il pourrait être en sécurité, ici, et le directeur a tout droit de le virer de là, s’il estime qu’il n’y a pas sa place. Les enjeux sont grands pour lui, infimes pour son vis à vis.

“Je… je m’appelle Eluard Ganeon. Je viens effectivement d’Arvandor…”, doit-il préciser qu’il est un céleste ? Quelle importance, à présent que ses ailes ne sont plus que d’immenses cicatrices dans son dos ? “J’ai quitté Avalon il y a quelques semaines et… Je cherche un endroit où être employé. J’étais… homme de compagnie, précédemment. Mais je ne rechigne pas à la tâche. Je peux faire le ménage, la cuisine, le coursier… ”

Au fond, tant qu’il a un toit au-dessus de sa tête, et tant qu’il est loin d’Oxyna, tout ira bien.

Lentement, Eluard acquiesce. Il n’est pas en danger, il ne risque rien pour l’instant. Ce sont des choses dures à accepter, alors même qu’il a l’impression que son ancienne maîtresse pourrait être là, soudainement, et lui faire payer son abandon. Et la surprise se marque sur son visage lorsque la main se tend vers lui. Après une brève hésitation, il tend la sienne, plus petite, délicate.

Son père lui disait qu’on pouvait sentir beaucoup, dans une poignée de main. Il ne sait pas réellement ce que lui fait passer, même s’il essaie d’être ferme sans être trop écrasant - ce serait ridicule. Il a des mains qui ont travaillé, mais ces dernières années ont rendues ses tâches plus douces, ses mains moins rugueuses. Ca n’a jamais été très important, au fond. Eluard apprécie surtout de ne pas se faire écraser par l’autre, alors qu’il en a l’habitude.

“Oui monsieur. Le nom du directeur de l’académie n’est pas inconnu, même en venant de loin.”

Il se redresse, bien droit malgré sa petite taille, sous les questions. La faim a creusé ses traits, et à toute instant son estomac pourrait le trahir, mais tant pis. Il inspire doucement, ferme un instant les yeux. Etre élève ici ? Quoi, parce qu’il sait tirer les cartes et que parfois, ses prédictions ont un petit quelque chose de vrai ? Non, bien sûr que non, il n’en a pas les capacités.

Il hésite encore, puis tant pis ; il se jette à l’eau. S’il n’est pas accepté ici, il trouvera bien un quelconque aldani qui a des charges à faire porter, des cheveux à coiffer ou un lit à chauffer - même si l’idée le fait frissonner d’inquiétude.

“J’ai servi quelques années quelqu’un… l’élue de l’Avarice.”, peut-être que le directeur la connait de réputation au moins. “Sa manière de gérer ses homme ne convenait pas avec mon sens moral, alors… J’ai fini par fuir. Je cherche juste à aller le plus loin possible d’elle.”

Il est prêt à parler plus, même si la pudeur l’en empêche pour l’instant.

“Je ne cherche pas à vous faire perdre du temps ; je préfère vous proposer mes compétences acquises plutôt que vous cherchiez à en faire naître de nouvelles… ”

De toute évidence, l’académie est pour les gens déjà un peu doués, non ?

Sans réellement savoir quelle serait cette nouvelle identité - il n’arrive à réfléchir à rien - Eluard acquiesce doucement. Au fond, ce n’est pas nécessairement qu’il a assez pris le temps de réfléchir pour être d’accord avec ça. C’est simplement qu’il veut rester, avoir un toit sur la tête, et que s’il faut en passer par là, étant donné que le directeur ne montre aucune animosité, he bien il n’y a pas à hésiter. Il est encore dans l’idée de survivre avant tout, pas de vivre.

C’est cependant l’odeur de nourriture qui chasse ses pensées survivalistes. Pourtant immobile, il ne peut empêcher son ventre de gargouiller bruyamment ; ses joues se teintent en réaction, alors qu’il baisse le nez vers la table, gêné. Du bout des lèvres, comme pour se rattraper, il remercie le directeur lorsque celui-ci le sert, peinant à détacher son regard de la viande odorante, des légumes cuits à points… même le riz lui fait envie.

Même s’il se demande, à ne pas voir de couverts, si c’est une mauvaise plaisanterie. Une manière de lui rappeler qu’ici, rien ne se fait sans l’accord du directeur, quelque chose comme ça… La question le trouble, alors qu’il relève les yeux vers Weiyan en essayant de comprendre.

“Est-ce que… Vous voulez que je supplie pour manger…?”, demande-t-il, d’une toute petite voix.

Il parle presque en même temps que le directeur, sursaute lorsqu’il comprend l’usage de ces trucs posés à côté, secoue la tête.

“Ah ! Ah pardon, je suis désolé… Je pensais… Non, jamais… ”, il s’interrompt, se reprend, inspire. “Je vous prie de m’excuser. Je n’ai jamais mangé avec, mais je ferai mon possible pour m’y habituer. Si… Serait-il possible que vous me montriez ?”

Il attend, observe, comprend comme il se doutait qu’il faut avant se servir dans son propre bol. Du riz d’abord, heureusement proposé avec un genre de mini-louche délicate… Non, le service, même, il pourrait s’en sortir. Tant qu’il ne faut pas utiliser les baguettes. Il n’ose pas trop remplir son bol, malgré la faim… Puis il essaie.

Délicatement, Eluard attrape les baguettes, les deux dans la même main. L’air concentré, il tente avec un premier morceau de viande, moins en sauce que les légumes, et… Et d’entre les baguettes tremblantes, la viande saute, comme mue de sa volonté propre, pour retomber sur le riz, lui tirant un petit “ah !” surpris. Il retente, avec le riz, et en envoie à côté de son bol. Pour un peu, il récupèrerait un des machins pour servir les plats, mais… Mais ses manières l’en empêchent, et ses joues menacent de récupérer tout le sang de son corps, tant elles sont rouges de gêne.

Rassuré de pouvoir manger, même si ce n’est que pour l’instant, le jeune homme acquiesce doucement. De même, il n’hésite pas à donner l’autorisation d’être tutoyé, absolument pas gêné de ce que certains pourraient considérer comme de la familiarité. Les sourcils froncés, il écoute les indications, mais celles-ci semblent refuser de s’accrocher à son esprit. L’épuisement sûrement. Il ne sait comment dire qu’il n’a pas tout compris, que ses doigts semblent gourds tant il est perplexe quand au maniement des objets.

Mais le directeur se lève, s’installe derrière lui et Eluard sent ses oreilles chauffer. Personne ne se permettait réellement une telle familiarité bienveillante, avant. Proche de la combustion, focalisé comme jamais sur la main qui guide la sienne, le nouvel arrivant suffoque presque. Pour ne pas respirer le parfum, pour ne pas sentir la manche contre son bras, qui le frôle à chaque mouvement, lui hérissant délicieusement la peau.

“J.. je crois oui… ”, oui, clairement. Weiyan explique bien, et montrer à Eluard est la bonne option. Le jeune homme n’a jamais rechigné à s’entraîner, mais il n’a jamais été un grand théoricien non plus, après tout.

Brièvement, l’arvandien aimerait fermer les yeux et simplement se laisser aller à se détendre. Il y a quelque chose, avec le directeur, qui lui donne envie de juste abandonner ses défenses, de se dire qu’il est arrivé, enfin, à destination. Au fond, il aimerait que les astres lui donnent raison, juste pour cette fois.

“Je comprends mieux… merci, avec l’exemple, les choses sont beaucoup plus simples.”

Laissé à lui-même, Eluard approche le bol, prudemment. Et enfin, même s’il n’est pas aussi adroit que lorsque la main du directeur est sur la sienne, il se détend enfin. La faim se calme progressivement, alors que la nourriture l’alourdit, et son bol, vidé peut-être un peu rapidement, se repose sur la table, vidé.

“Merci, je… je ferai ce que vous voulez pour pouvoir rester ici.”, se répète-t-il encore, refusant de croire déjà qu’il n’aura pas à négocier âprement sa place dans l’académie.

Mais quelqu’un s’approche à pas rapide, et déjà on demande le directeur. L’idée de remettre la discussion au lendemain ne dérange pas l’expatrié. Il a à réfléchir. Hésitant, il attend tout de même de savoir s’il doit partir ou non. Mais plutôt, on le guide jusqu’à une chambre, simple mais largement plus luxueuse que ce qu’il a connu durant le trajet. Si le céleste voudrait, brièvement, se débarbouiller avant de dormir, le lit lui semble soudainement bien trop accueillant ; son estomac enfin plein le tire vers le sommeil, et, pour une fois, il accepte de s’écouter ; s’écroule sur le matelas après avoir simplement retiré ses chaussures.

Un soupir, le nez dans l’oreiller, alors qu’il profite de ce sentiment diffus de sécurité. Et le lendemain… oui, le lendemain, il demanderait au directeur un nouveau nom, comme pour entériner sa nouvelle vie…