Le côté positif, c’est qu’on est pas tombés au pire endroit. Peut-être parce que c’est mon royaume d’origine, mais au moins on est pas - pas encore - à se geler le cul ou à crever de chaud. On a eu de la chance, dans un sens. Même si j’ai encore du mal à appréhender tout ce qui s’est passé. C’est cependant un énorme soupir qui soulève mon torse, alors que je jette un regard désolé à Jaana.

“Je crois qu’on peut dire adieu à ton plaid sauge, il est vraiment introuvable… Comme Ben, mais Ben, j’ai confiance en lui pour s’en sortir.”

Est-ce qu’on vient de passer presque une heure à retourner le jardin de quelqu’un d’absent, sous le regard perplexe de deux electro-poneys qui paissent tranquillement dans le jardin à côté, tout ça pour un plaid ? Oui. Ca m’a pas vraiment aidé à faire le point sur ce qui vient de se passer, on a quoi, trois liges en poche comme d’habitude, et on est pas rendus au Nid… Au moins, rien n’a été compromis. Pas d’information sur notre ordre qui a filtré, rien. Bon. On a pas appris grand chose non plus.

Mais plutôt que me perdre en réflexions, j’essaie d’être systématique. Est-ce réellement le plus efficace ? Dur à dire.

“Bon, on a tout le désert de Khamsin à traverser, il faut faire gaffe à la météo avant, ça peut être dangereux. Après, on pourra se débrouiller… pour rentrer. ”

De toute façon, on peut pas vraiment parler à tout vent. Seule, je serais assez tête brûlée pour me lancer dans la traversée sans attendre, mais là… Un regard vers ma condisciple. Parler, oui, ça nous ferait du bien.

“On se trouve une chambre et on part demain ?”

Dormir à la belle étoile n’est pas vraiment une option…

On pourrait croire qu’elle parle du plaid et pas de Benhart. N’empêche que revenir sans lui va me faire tourner drôle, ne pas avoir de nouvelles avant un moment aussi… et j’ai un regard pour la maisonnette, à ses paroles, en me demandant si c’est vraiment sage de rentrer chez quelqu’un comme ça. On peut avoir l’habitant qui nous tombe dessus. Où les habitants autour, s’il est apprécié. Pas le meilleur plan. Mais je la comprends : je suis crevée aussi, trop de trucs me rattrapent et si j’ai pas envie dej parler, ça commence à me bouffer sérieusement.

“On va demander si on peut se poser dans une étable, ce sera le plus économique. Sinon, doit bien y avoir une auberge…”

Ce serait facile d’accepter son plan. Se reposer, les doigts de pieds en éventail, pendant quelques jours et juste laisser la tension retomber enfin. Alors pourquoi je peux pas ? Je pense à tout ce dont Logan m’a chargé. J’aurais dû lui dire de revenir au Nid avec moi, il aurait pu nous accompagner, on s’en serait mieux sortis, j’aurais pas à gérer les entraînements en l’attendant…

“Logan m’a chargée d’entraîner les plus jeunes… je peux pas vraiment me poser une semaine.”

Je secoue négativement la tête, toujours à réfléchir à ce qu’on va faire. J’en suis pas au point de me saouler à l’alcool à désinfecter, mais la fatigue me barre les tempes, ainsi que cette sensation d’échec malgré tout. J’aurais dû réagir plus vite sur la dent, Ben se serait pas fait blesser ; si j’avais attrapé les ailes tout de suite, on aurait peut-être pu les emporter. Et ça s’accumule, tous ces « si » inutiles alors que je secoue juste la tête pour signifier à Jaana que ça va. Non. En vrai ça va pas du tout. Mais c’est pas grave. C’est pas de l’alcool pour les plaies ou des potions qui vont arranger quoi que ce soit.

“On se pose ce soir, on dort, on fait un vrai repas, et on repart ? Si on reste ici de toute façon j’vais me transformer en flaque. Et faut pas qu’on se fasse coincer par la prochaine lune de sang, on pourrait pas quitter Al’Malaq.”

Ou ça va nous tomber en plein dessus ? Ça va nous tomber en plein dessus. Bien sûr. Une main vient pincer la zone entre les sourcils, là où j’aurais une arête nasale si j’avais un nez. Rien ne va. Et j’ai la sensation écrasante que c’est ma faute…

“On va trouver…”, je regarde autour de nous, des maisons, des champs, des bestioles. “on va…”

L’épuisement frappe. Je reste plantée là, le crâne vide, incapable d’analyser, d’accepter ce qui vient de se passer.

Au fond, Jaana a raison. C’est pas une course, on est pas à deux jours près, on peut se reposer. Je sais qu’elle a raison, j’ai même un petit rire un peu bête, essayant de reprendre mes esprits. J’ai toujours cherché à la protéger, et même alors que nous avons eu nos Armures au même moment, savoir que c’est moi qui l’ai plongée dans tout ça me donne la sensation d’en être responsable. Au fond, c’est stupide ; Orion n’est pas responsable de moi alors même qu’il m’a ouvert les - à l’époque - yeux…

“Tu sais que j’t’offre ma gluance quand tu veux…”, ah, ça sonne moins bien que je n’aurais voulu ; tant pis.

Je souris, un peu forcée - plutôt, je prends sur moi, appréciant ses efforts. Parce que je la connais, notre alchimiste, et je sais que c’est plus simple pour elle de suivre sans faire d’effort, de rester seule, entourée de ses expériences et de plaids à n’en plus pouvoir. Ca me décide, dans un sens.

“Tu sais quoi ? Au diable les économies ! Auberge, bain chaud, tu pourras récupérer touuut ce que tu veux, un bon repas, un verre, et un vrai lit, ça c’est un plan !”

D’abord se détendre. Ensuite, réfléchir, analyser, comprendre un peu ce qui s’est passé. Accrochée à ma collègue, je me laisse emporter, vers ce qui est clairement le “coeur” du village. Même si les éleveurs sont plutôt axés… Elevage, justement, y’a aussi des acheteurs qui viennent, donc pas impossible de trouver une auberge.

Casque retiré, accroché à ma ceinture, je vais même jusqu’à défaire ma queue-de-cheval pour adoucir mes traits. Qu’ils soient un peu plus avenants, quand on se plante enfin devant une petite auberge a l’air parfaitement pittoresque. Tant qu’on peut avoir un baquet d’eau chaude assez grand …

“Bonjour ! Z’avez une chambre pour deux ? On aurait aussi besoin d’un repas, d’alcool, et d’un bon bain !”

L’aubergiste nous regarde toutes les deux, certainement rassuré qu’on ait pas d’armes, et quelques minutes plus tard on a tout ce dont on a besoin. Une chambre, un élémentaire d’eau qui viendra bientôt nous remplir le grand baquet dans lequel j’ai déjà hâte de me plonger, un repas servi quand on descendra dans la salle commune. La tension commence enfin à partir. C’est toujours une sensation étrange, à la fois celle de respirer mieux et d’être écrasée par le contrecoup. Si je m’écoutais, je pourrais dormir une douzaine d’heures d'affilée.

Comme un sac, j’me laisse tomber sur le rebord d’un lit pour commencer à virer l’armure dans laquelle je me sens engoncée. C’est pas mon Armure, elle n’est pas aussi ajustée, pas d’aussi bonne facture. On aurait quand même sacrément eu la classe, si on avait tous les trois été dans notre vraie tenue…

“Bon… A ton avis, c’était quoi ce bordel ?”

J’ai besoin d’en parler ; d’exprimer. C’est resté trop à l’intérieur. Ca, avant aussi, la rencontre avec Logan, avec son neveu, la réalisation qu’un des nôtres est tellement bousillé que savoir qu’on va éliminer quelqu’un de sa famille lui fait plus rien. Donc ça, pas question que ça me bouffe le crâne petit à petit…