Le ciel hurle silencieusement. Voilà deux jours que la neige tombe sans discontinuer, et quelques heures que les flocons lents se sont transformés en un début de blizzard. Un temps à effrayer bêtes et voyageurs. Pourtant, j’avance, inlassablement. Mes bottes s’enfoncent avec difficulté dans la neige de plus en plus profonde. Bientôt, je ne pourrai plus avancer.

J’aurais dû m’arrêter aux premiers signes de tempête, mais je n’ai jamais été quelque de très raisonnable. Il ne me fallait que quelques heures de plus, quelques kilomètres de plus. Je touchais au but. Je le croyais, tout du moins. Toutes les pistes que j’avais pu flairer concordaient. Ma proie était ici, cachée quelque part dans l’immensité blanche des montagnes. On l’avait vu dans un village quelques jours plus tôt, dans un refuge le lendemain… Cela n’avait même pas été compliqué à suivre. Les gens ici n’avaient pas l’habitude de quelque chose d’aussi petit. Cela marquait les esprits.

Je dois cependant me rendre à l’évidence. Ma quête s’arrête là pour aujourd’hui. Le blizzard épais m’empêche de voir à plus de quelques dizaines de mètres, le vent glacé ne m’apporte que l’odeur du gel, et derrière moi, mes traces de pas pourtant profondes disparaissent en quelques secondes sous les rafales de poudreuse. Le plus fin des limiers n’y retrouverait pas sa portée.

Mes pas prennent la direction d’un refuge que je sais proche, niché entre les rochers. J’y passerai la nuit et le reste de la tempête. En espérant que cela ne dure pas plus de quelques jours.

Quand la lueur du refuge m’apparaît dans la brume, la fourrure épaisse qui entoure mon col s’est chargée de neige. Ma pèlerine est lourde, glacée. Merde. La chair de poule me couvre le corps, et pourtant, lorsque je pousse la porte du refuge, la chaleur étouffante qui s’en échappe m’arrache une grimace.

Je frappe mes bottes contre le sol, et immédiatement, la neige s’en détache pour venir fondre à mes pieds. Dans la cheminée, le feu ronronne avec joie, colorant les joues de la femme qui se redresse immédiatement pour m’accueillir d’un ton jovial auquel je suis peu habitué. « Mmh. » Elle n’aura rien de plus pour salut qu’un grognement de ma part et un bref clignement des yeux. Elle ne s’attendait quand même pas à plus dans un coin si reculé, si ?

Je retire ma pelisse humide et l’accroche soigneusement au crochet prévu pour, qui pend prêt de la cheminée. Heureusement, la neige fondue n’a pas eu le temps d’atteindre les vêtements que je portais en dessous. La femme n’a pas l’air de s’être offusquée de mon absence de réponse, vu l’assiette de ragoût qu’elle est en train de remplir. À moins que ça ne soit pour l’autre voyageur ? Celui qui m’adresse désormais la parole d’un air ensommeillé.

Je retiens difficilement mon air agacé. J’ai passé l’âge des copains et des chocolats chauds. Ce type a tout d’un gosse, avec son semi sourire et sa petite taille.

Brusquement, le doute me frappe. Mon regard s’attarde sur le voyageur, peut-être un peu trop longtemps. Le froid a-t-il émoussé mes sens à ce point ? Je profite du fait que ses yeux soient fixés sur les flammes pour le détailler à mon aise. Ses joues sont plus pleines que dans le souvenir que j’ai de son profil. Son menton plus pointu. Ses yeux plus rieurs. Ses lèvres plus fines. Son air général bien plus doux et serein que sur les affiches placardées sur chaque panneau de chaque village. Sait-il même que la moitié des mercenaires du pays sont à sa recherche, et qu’on a lancé sur ses traces toute la meute des chiens du royaume, dont je fais partie ?

Je pourrais user de l’effet de surprise. Profiter de son apathie actuelle pour venir d’une main attraper ses cheveux, de l’autre son épaule, et d’un geste lui arracher la tête pour la jeter aux pieds du roi. Pourtant, je n’en fais rien. Au lieu de cela, je viens m’asseoir sur l’un des tabourets grossiers proche du feu, et proche de lui. J’aimerais détacher mon regard de son visage, mais j’en suis incapable, paralysé par l’excitation de l’avoir enfin trouvé, et ce par le plus grand des hasards ou presque. « Salut. » Les mots quittent mes lèvres dans un grondement. Entend-on l’anticipation dans ma voix ?

La femme vient poser l’écuelle de ragoût brûlant sur un rondin à côté de moi. Elle babille inlassablement sur la neige, les voyageurs, les ravitaillements… Je l’écoute à peine. Parce que je m’en fous. Et parce que mon attention est ailleurs. Mais lorsqu’elle propose une partie de carte, je relève la tête. Mon regard passe d’elle au voyageur assis, et je me peux retenir le sourire carnassier qui découvre mes dents. Ma main s’empare des cartes et commence à les battre. « Jouer, d’accord. Mais pas pour rien. »  Une bûche de la cheminée s’écroule dans un craquement, comme pour ponctuer mon discours. « Chez moi, on ne parie pas d’argent, mais le perdant de chaque manche doit répondre à une question sans mentir. »  Sans attendre de réponse, je commence à distribuer les cartes entre nous trois. Ils joueront, qu’ils le veuillent ou non. Je termine ma distribution en posant devant chacun d’entre nous une carte face révélée. Un quatre de trèfle pour elle. Un valet de coeur pour lui. Un neuf de coeur pour moi. Bien que la manche n’ait pas encore commencé, je relève la tête vers le voyageur. « D’habitude, je ne croise que des géants par ici. Vous n’êtes pas du coin, si ? »  

On n’allait pas lui reprocher de faire la conversation, n'est-ce pas ?

Le petit ne se laisse pas faire, et ses piques m’arrachent un demi-sourire.  A côté de moi, le ragoût refroidissant se fige dans son écuelle, et l’odeur me met l’eau à la bouche. À moins que ça ne soit autre chose. J’ai l’impression d’être un gamin devant lequel on vient de poser son gâteau d’anniversaire, et qui n’en peut plus d’attendre le signal pour pouvoir enfin souffler ses bougies.

Mais il faut bien que je calme le cabot en moi qui me gronde de ne faire qu’une bouchée du sourire satisfait du bonhomme. Chaque chose en son temps, et la gardienne me gêne. J’ai entendu dire que certains me qualifiaient de brute sans âme et sans cervelle, capable d’écraser une tête entre mon pouce et mon index par simple plaisir, comme on écrase une mouche impertinente. C’est faux. Je ne recherche pas la violence, je n’ai jamais voulu faire de mal autour de moi. C’est arrivé, parfois, mais qu’est-ce que j’y peux ? Si je peux épargner la gardienne, alors je le ferai. Mais je ne peux pas en dire autant de l’individu en face de moi. On m’a dit de me méfier de son allure fine et de sa bouche en coeur, mais pas sûr que la gardienne soit aussi au courant que moi.

Mon doigt passe sur le fil de ma prochaine carte à jouer. Au final, le jeu m’intéresse bien moins que la conversation qui va avec. Alors comme ça, ce petit truc vient des montagnes, là où les les éléments sont sans pitié avec les faibles ? Qui sait ce qu’il cache sous ses airs de poupée. Je souris. « Je n’ai plus vraiment de chez moi. Je viens du nord aussi, d’un de ces villages planqués qu’on trouve que lorsqu’on sait où chercher. Sauf que ça ne sert plus à rien de chercher, maintenant. »  Ils sont tous morts et enterrés sous des mètres de neige, probablement encore bien préservés par le froid. Aucune envie d’aller vérifier.

J’ai bien envie de le laisser gagner à ce jeu aux règles que je viens d’inventer. J’ai une bonne main, mais je pose volontairement une mauvaise carte devant moi, histoire de le faire parler. Je sens que j’ai plus de chance d’obtenir des informations si je lui laisse croire que c’est lui qui a l’ascendant sur le conversation. Et puis, ça n’est pas comme si ce type avait l’air du genre taiseux. Depuis tout à l’heure, j’ai à peine placé dix mots qu’il m’a déjà l’air bien parti pour raconter sa vie. Marrant. Mais pénible en société, j’imagine.

La gardienne, elle, a l’air d’apprécier. Elle hoche la tête avec un petit sourire, ponctue ses affirmations de soupirs résignés et de claquements de langue. Je pioche une carte, et fait mine de m’y intéresser comme si c’était le truc le plus incroyable du monde.  « Ça a toujours été le bordel, ouais. Enfin, je dis ça, mais je suis pas très vieux. Enfin, j’ai pas l’impression que ça soit plus pire maintenant qu’avant. »  J’aimerais bien savoir ce qui se trame dans sa petite caboche, lorsqu’il parle de ma tête.

Serais-je démasqué ? Déjà ?

Je n’ai pas vraiment cherché à me cacher. Pour être honnête, ça ne m’était même jamais venu à l’idée avant que cette saleté de marque ne m’apparaisse sur la main, et que je me retrouve à devoir porter des gants en toutes circonstances, même dans ce refuge où on crève de chaud, histoire d’éviter les questions idiotes. Vous êtes un élu ? À ton avis, abruti.

Pourtant, je suis quand même un peu surpris. Je suis presque sûr et certain de n’avoir jamais croisé ce gars de ma vie, et je ne suis pas vraiment fan des apparitions publiques. M’est avis qu’en demandant aux péquenots de Volheim à quoi ressemble l’élu de la colère actuel, peu seraient capable de répondre. Je réorganise mes cartes d’un air distrait.  « Tout le monde est militaire dans le coin, non ? »  Je ne pense pas qu’esquiver la question soit la meilleure des choses à faire.  « J’ai été soldat, un temps. Mais pas un bon. Aucun fait d’armes, pas d’exploit martial. Juste un troufion. »  Et un déserteur, qui plus est. Beau palmarès.  « Mais j’avoue qu’ici on a plutôt tendance à croiser des sales trognes de géants, avec leurs gros tarins d’alcooliques et leurs barbes crades. Forcément, quelqu’un de différent, ça se remarque. »  Je dis ça, mais lui, c’est un peu l’exception qui confirme la règle.  « Mais peut-être qu’on s’est déjà croisés. C’est quoi, ton nom ? » Et là, je le regarde. Parle moi.

Les cartes s’enchaînent les unes après les autres, sans que j’y fasse vraiment attention. Cela fait un moment que le jeu en lui-même n’a plus vraiment d’importance. Mes cartes pendent mollement entre mes mains, je ne cherche même plus à les cacher. Cela arrache un regard mauvais à la gardienne, qui souffle du nez en se croyant discrète. Qu’est-ce que ça peut lui foutre, que je joue sérieusement ?

La petite tête en face de moi ne s’arrête plus de déblatérer. Si j’avais su que ça serait aussi simple de le faire babiller, je ne me serais pas emmerdé à jouer aux cartes. Est-il si seul, pour qu’il se sente l’envie de déballer sa vie au premier venu ? Est-ce le jeu et sa fausse ambiance de camaraderie qui émoussent ainsi sa méfiance ? Ou bien la chaleur moite et lourde qui règne dans la cabane ?

Je n’en sais rien. Je m’en fous, je crois.

J’avais espéré des informations utile, et voilà que je me retrouve noyé sous un torrent d’anecdotes non désirées. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, j’ai fait la même chose quelques secondes plus tôt. N’empêche que je ne lui ai rien demandé.

Je sens mes sourcils se froncer malgré moi, et ma bouche s’étirer en une grimace déplaisante. Ma main droite se crispe sur mon genou lorsque je l’entends me traiter de géant, et une bulle de colère me ronge l’estomac. J’ai une putain de gueule de géant, moi ? Alors que n’importe quel gringalet de géant pur jus me met au moins une tête ? Mais pour cet avorton, tout le monde doit avoir l’air immense.

…

Qu’est-ce qu’il a, à me fixer comme ça ?

Merde. Je desserre le poing, libérant mes cartes désormais froissées. La gardienne a l’air de gronder de rage… tout ça pour trois cartes. Veut-elle vraiment que je lui donne une bonne raison d’être en colère ?

Non. Calmons nous.

J’ignore la femme, même si son visage disgrâcieux se grave dans le coin de mon champ de vision. C’est que je viens d’entendre quelque chose d’intéressant.

Benhart Hodrick.

C’est vrai, c’est ça, son nom.

Je revois les lettres que j’ai péniblement dû déchiffrer sur l’ordre de mission qu’on m’a tendu quelques semaines plus tôt. Ça, et la tronche hautaine du commissionnaire qui m’a regarder galérer avec son écriture de cochon, sans faire le moindre geste pour m’aider. Je n’avais pas retenu grand chose. Son nom, approximatif. Puis, vivant. Et absolument en petit, en dessous. Tout le reste… je n’avais pas réussi. J’avais jeté le papier à la gueule de l’homme, enfilé mon manteau, et avais disparu dans la neige.

Benhart Hodrick, donc. Ben.

La gardienne s’agite, et un rire secoue ma poitrine. Pas de pagaille ? Elle m’en verra navré. Pardon d’avance pour son vieux cabanon pourri. Car malgré les paroles rassurantes de Ben, je n’ai aucune envie de rester tranquille, ni de détourner le regard et poursuivre ma route comme si de rien n’était. Je vais le tuer, je pense. Pas parce que je le dois, ni parce que je le peux. Je sais que j’ai le choix.

Il va mourir, et il sourit.

Ce sourire me coupe les jambes, une seconde. Une hésitation infime, qui me fait regretter qu’il soit qui il est.

Puis, je bondis.

Il ne me faut qu’un pas pour enjamber le tabouret entre nous, et me jeter sur lui. Mon avant-bras vient trouver son cou et, emporté par mon élan, l’arracher à son assise pour le soulever et le plaquer contre le mur, près de la cheminée.

Quelque chose ne va pas.

Le froid que dégage son corps me surprend, mais pas autant que sa légèreté. J’ai l’impression que je pourrais le briser d’une simple pression. Mais pas que.

J’ai l’impression qu’il pourrait fondre à ma simple chaleur.

Et je n’aime pas ça. Je sens le sang qui bat dans mon avant-bras, brûlant contre le gel de la peau sur la gorge qu’il écrase. « Tu es un tricheur, Benhart Hodrick. » chuchoté-je, mon regard planté dans le sien. « Et un imprudent qui n’a peur de personne. Ou un abruti. Cela laisse peu de choses à envier aux géants, finalement. »

Ma main libre file vers ma taille pour se saisir de mon couteau. Il est si frêle, je doute qu’il ne me faille plus d’une estafilade pour en finir. Mais avant que je puisse l’atteindre, un coup m’ébranle, juste entre les omoplates, accompagné d’un cri de rage. « J’ai dit que je ne voulais pas de pagaille dans mon refuge ! »

La gardienne a brisé un tabouret sur mon dos solide, et elle contemple désormais le pied de bois qui lui reste dans la main d’un air confus. La douleur se fait sentir, sourde, et je l’ignore. Mais je ne peux ignorer le choc qui me fait grincer des dents, et légèrement relâcher ma prise le temps d’une seconde.

Oh, je pourrais la tuer. Lui, puis elle. Ou elle, puis lui.