Oui, maintenant.

L’idée s’était échappée de son esprit comme un oiseau de sa cage. Et comme toutes les idées échappées, elle était indubitablement mauvaise. Caliban le savait, et à peine eut-il terminé sa phrase que déjà, toutes les raisons de revenir dessus se bousculaient dans son esprit. Insensé, interdit, dangereux… Même Valérian n’y croyait pas. Cela se voyait à la surprise sur son visage, et aussitôt, Caliban regretta son emportement. Il sentit son visage brûler de honte à l’idée de paraître trop impatient, trop irréfléchi, trop immature. L’idée de tout balayer d’un revers de main en prétendant qu’il s’agissait d’une plaisanterie lui traversa l’esprit, mais il y renonça. « Oui, maintenant. Comme ça je t’aiderai à installer ton télescope. » Difficile de garder son sérieux en disant ça, et Caliban cacha son sourire derrière des doigts.

Ou bien, il pourrait descendre plus souvent.

L’idée était terrifiante et effaça toute trace d’espièglerie sur son visage. Il n’était pas sûr d’en être honnêtement capable. L’idée de se préparer à descendre là, tout de suite, lui serrait déjà l’estomac et lui donnait envie de courir se barricader entre les murs de son palais pour ne plus jamais mettre le nez dehors. Il en avait presque le tournis.

Non. Pas cette fois.

Cette fois, il n’était pas seul. Il regarda Valérian et son sourire, et le noeud qui lui serrait la gorge se desserra légèrement. Valérian ne le laisserait pas mourir. Et si on y réfléchissait bien, il y avait moins de risque de voir les révolutionnaires débarquer couteaux brandis lors d’une excursion imprévue que lors d’un voyage longuement planifié. Peut-être devrait il se rendre sur la terre ferme uniquement sur coup de tête, à l’avenir.

Il fallait cesser de trop y penser. La décision était prise, il ne reviendrait pas dessus. Restait à convaincre Valérian… qui n’avait, en vérité, nullement besoin d’être convaincu. Caliban resta légèrement décontenancé face à lui, et ah sa proposition saugrenue.

Ah, il plaisantait. C’était vexant.

Caliban se sentit rougir et fit une moue offensée. Valérian n’avait pas tort, il n’avait plus son panache d’antan. « Bien sûr que je peux. Tu veux que je te montre ? »  dit-il en tendant les bras devant lui, sourcils froncés. Il était presque certain de pouvoir y arriver. Mais rapidement, un sourire étira ses lèvres. « Je plaisante. »  dit-il en se détournant pour regarder à nouveau en bas. D’habitude, il se fichait bien de comment les êtres non ailés faisaient pour arriver jusqu’à Elysium. La hauteur avait le mérite de garder les importuns à distance, même si Arvandor ne se gênait pas pour lui faire l’affront de prendre ses valkyries pour de vulgaires mules. « Quoique… »  murmura-t-il soudain, en se penchant un peu plus. « Pour simplement descendre, je devrais pouvoir te porter. Tu parles de moi, mais tu n’as pas vraiment l’air bien lourd non plus. »  ajouta-t-il en jaugeant Valérian du regard, comme lui-même l’avait fait quelques instants plus tôt, avant d’agiter la main avec désinvolture. « Enfin, c’est si tu me fais confiance. Sinon, tu n’as qu’à repartir comme tu es venu. »  

Valérian exagérait. Il ne pouvait pas être si lourd que ça. Ils faisaient la même taille et avaient toujours eu à peu prêt la même silhouette. Valérian était peut-être un peu plus large d’épaules, mais rien de bien méchant… en tout cas, rien qui ne permettait de justifier les railleries du chevalier.

À moins que…

Caliban baissa le regard vers ses avant-bras, qui lui parurent soudainement beaucoup trop fins et pâles. Il contempla le dos de ses mains, qui n’étaient plus minces, mais maigres. Ce qui, depuis des mois, était une évidence pour tout le monde autour de lui, lui sauta finalement au visage. Il savait qu’il avait perdu de sa superbe. Il réalisait seulement à quel point. Se pourrait-il que Valérian ait raison, et qu’il soit véritablement incapable de simplement le soulever ?

Les taquinerie du chevalier faisaient mouche, et Caliban fronça les sourcils. « Ce ne sont pas mes bras qui font le travail. Ce sont mes ailes, et elles sont parfaitement capable de porter un petit humain comme toi jusqu’à Arvandor, si je l’ai décidé. » grogna-t-il pour garder la face, alors que Valérian s’approchait. S’il se raidit légèrement en voyant la main de son ami s’approcher de son cou, il ne la repoussa pas. Caliban ne craignait habituellement pas le contact, au contraire. Mais quelque chose, cette fois, le faisait tressaillir, sans qu’il sache s’il s’agissait de la proximité soudaine de Valérian, ou de ses sous-entendus à peine camouflés qu’il, Caliban le savait, devait trouver très drôle. « Ne rends pas ça bizarre. » lâcha-t-il, tout en sachant très bien qu’il en rougissait, et que c’était probablement le but. Puis, sans laisser le temps à Valérian de se montrer encore plus chevaleresque, il s’avança d’un pas et l’entoura de ses bras, pour venir le serrer contre lui et, au terme d’un effort qui lui sembla bien trop grand pour seulement quelques centimètres, le décoller du sol.

Valérian n’avait pas menti. La chemise était ample. Et il était trop lourd. Caliban ne parvient à le maintenir ainsi que quelques secondes, avant de finalement le lâcher. « Ça n’ira pas. » dit-il le plus simplement du monde, comme s’il avait prévu ce scénario depuis le début et qu’il n’était pas à bout de souffle. « Attends. »
Il ne voulait pas laisser à Valérian le temps de se moquer de lui. D’un battement d’aile, il vint se hisser sur la rambarde du balcon, juste derrière lui. Contrairement à Valérian, il ne lui demanda aucune permission pour venir passer ses bras sous les siens et verrouiller fermement sa prise autour de lui. D’une poussée, il se releva, soulevant cette fois Valérian bien plus haut que précédemment. « Accroche toi. » prévint-il, un sourire dans la voix, avant de se laisser basculer en arrière, droit vers le vide.

Lui en voudrait-on s’il tuait accidentellement le nouvellement nommé capitaine de la garde royale d’Arvandor ? Si cela arrivait, Caliban se promit de se laisser tomber lui aussi jusqu’à finir écrasé sur le sol.

Mais cela n’arriverait pas. Caliban resserra encore son étreinte, sans savoir s’il cherchait à maintenir Valérian pour l’empêcher de tomber, où à s’accrocher à lui. Il sentit le vent les fouetter alors qu’il prenaient de la vitesse, chutant librement vers le sol, mais il maintint ses ailes plaquées contre lui. Il ferma les yeux alors qu’ils traversaient un nuage solitaire qui les couvrit de rosée, pour les rouvrir quelques secondes plus tard. Plus bas, les collines et les champs d’Arvandor se rapprochaient dangereusement.

Alors seulement, Caliban étendit ses ailes. Le vent les gonfla brusquement, et Caliban grimaça en se cramponnant à Valérian. Ses épaules lui tiraient affreusement, mais il résista. Ils perdaient de l’altitude, certes, mais à une vitesse bien moindre. S’il pouvait parvenir à planer ainsi pendant encore quelques minutes, ils seraient suffisamment proches de la ville…
Non. Malgré les efforts de Caliban, son poids combiné avec celui de Valérian les entraînait inévitablement vers le sol. A quelques mètres de celui-ci, Caliban battit maladroitement des ailes pour tenter de maintenir un semblant de stabilité, avec peu de succès. Et quand il ne furent plus qu’à à peine un mètre, Caliban sentit Valérian qui lui glissait entre les bras, trop lourd. N’y tenant plus, il le lâcha. Brusquement libéré de ce poids, il perdit l’équilibre et oscilla jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol dans une course maladroite qui s’acheva au bout de quelques foulées désordonnées. Il s’écrasa dans l’herbe sèche et roula sur lui-même, effectuant quelques tonneaux peu gracieux.

Cela n’avait rien d’un atterrissage réussi. C’était même complètement raté. Pourtant, Caliban sentit une vague d’hilarité mêlée d'angoisse menacer de déferler en lui. Il se redressa, cherchant autour de lui la silhouette de Valérian dans la légère obscurité du soir. « Valérian ? Tu es vivant ? »

Un soupir de soulagement. Quelque part à sa gauche, le rire de Valérian s’éleva, et Caliban sentit son coeur faire un bond, soudain libéré de son angoisse. Il ne l’avait pas tué, dieux merci. Incontrôlable, un rire qui faisait écho à celui de Valérian s’échappa de sa gorge, vite étouffé dans sa manche. La peur lui avait laissé le coeur au bord des lèvres, mais il ne pouvait s’empêcher de sourire au ton du chevalier. Il ne lui en voulait pas, n’est-ce pas ?

Caliban se mit debout avec difficulté. « La très gracieuse majesté va bien. » répondit-il d’un ton un peu précipité. En vérité, son corps entier lui faisait mal, depuis ses poumons mis à mal par l’effort, jusqu’à ses genoux qui avaient amorti sa chute. Il frotta ses poignets douloureux auxquels Valérian s’était agrippé, avant de tirer sur ses manches pour masquer la peau devenue rouge vif pour ne pas l’inquiéter. Une main portée à son front lui révéla un filet de sang poisseux, là où quelques graviers avaient décidé de se loger. Il s’en débarrassa d’un geste, avant de secouer ses ailes comme un cygne s’ébroue, et quelques plumes cassées par ses roulé-boulés tombèrent sur le sol . Ses épaules étaient affreusement douloureuses, mais au moins, rien n’était abîmé, en dehors de son égo et de sa tenue désormais maculée de poussière et de chardons.

D’une démarche légèrement boitillante -il en avait encore le tournis-, Caliban s’approcha de Valérian et s’accroupit à ses côtés.  « Et toi, tu ne t’es pas fait-… oh… » commença-t-il, avant de s’interrompre, une main devant la bouche pour cacher son expression probablement bien trop choquée pour la situation. Du sang ?  « Tu es blessé ! » Sans cérémonie, Caliban attrapa la tête de Valérian pour la faire pivoter dans tous les sens, à la recherche d’une éventuelle blessure. Mais en dehors de quelques égratignures qui venaient esquinter le faciès préféré des dames de la cour, le chevalier semblait intact. La lèvre fendue, tout au plus.

Satisfait de cette conclusion, Caliban le lâcha, avant de se mordre les lèvres pour s’empêcher de rire à nouveau. Échevelé, sali par la terre et l’herbe sèche, le portrait de Valérian n’avait rien de ce qu’il présentait habituellement. Cachant d’une main son sourire derrière sa manche, Caliban vint ôter de la frange de Valérian un bouton d’or flétri qui jurait avec l’écarlate de ses cheveux. La pauvre fleur n’avait eu aucune chance.  « Désolé… c’était la pire idée possible. Tu aurais dû m’en empêcher. » dit-il d’une voix où perçait l’hilarité. Ce n’était pas très sérieux, pour un roi… Caliban s’éclaircit la gorge, avant de se remettre debout et de tendre ses mains à Valérian pour l’aider à se relever.  « Nous devrions nous dépêcher. Je n’ai pas très bien calculé mon coup, la ville est encore loin. J’espère qu’on pourra y arriver avant qu’il ne fasse nuit noire… » Oui, il avait vraiment eu la pire idée possible.

Un miracle qu’ils n’aient pas été sérieusement blessés et qu’ils puissent tous les deux se tenir debout. Caliban tenta de masquer son soulagement évident en se réfugiant derrière un air faussement vexé par les piques que Valérian ne cessait de lui envoyer. Au moins, il était rassurant de voir que la chute et l’atterrissage brutal n’avaient en rien entaché le sens de l’humour du chevalier. « Ce sont des petits humains d’Arvandor qui passent leur temps à me dire ce que je dois faire ou ne pas faire, alors tu sais, ça n’aurait pas changé grand chose. » dit-il d’un air bougon, trahi par un sourire en coin. Il ne les aimait pas beaucoup, ces petits humains, et cela lui plaisait d’imaginer leur tête à l’heure actuelle, alors qu’ils découvraient peut-être avec stupeur que les appartements du monarque dont ils avaient la charge, et qui était habituellement si casanier, étaient vides.

Mais il ne serait pas parti très longtemps. Il l’espérait, tout du moins. L’air semblait plus lourd, ici, et la terre plus dense. Les étoiles se cachaient derrière des filets de nuage. Pourtant, cela ne parvenait pas à chasser le sentiment d’excitation qui bouillonnait dans sa poitrine, ni le sourire qui lui étirait les lèvres. C’était l’humeur euphorique d’un enfant en pleine bêtise.

Caliban leva la main pour presser contre sa tempe le tissu que Valérian avait fait surgir comme par magie. « Non, ça ne fait pas mal du tout. » mentit-il en pressant la blessure. Cela piquait, oui. Cela brûlait un peu, aussi. Cela pulsait dans son front. Mais il n’aurait rien avoué de tout cela, pas devant Valérian, qui était, selon ses dires, habitué. Que penserait-il de lui s’il le voyait trembloter au moindre bobo ? Regretterait-il d’être venu le chercher jusque dans son palais, tout ça pour se retrouver au final avec un pauvre céleste rendu trop douillet par une vie loin de la dangerosité du monde ? Il ne fallait pas prendre ce risque, pas maintenant alors que peut-être, les choses entre eux commençaient à se résoudre.

Du geste tranquille de celui qui prétendait avoir l’habitude, Caliban essuya les dernières traces de sang qui lui couvraient le front, avant de plier soigneusement le carré de tissu de Valérian. Ce n’était pas parce que c’était de la magie qu’il fallait traiter cela avec désinvolture. Même si, il le savait, Valérian aurait probablement tôt fait de remplacer ce tissu souillé par un propre, comme il l’avait fait avec ses vêtements. Le noir lui va mieux, pensa Caliban, se gardant bien de faire cette réflexion à voix haute. En fait, tout allait bien à Valérian, mais c’était probablement plus simple lorsqu’on pouvait choisir exactement ce que l’on voulait porter.

Et si Caliban avait pu choisir, il n’aurait pas porté l’espèce de carcan de tissu qu’il voyait apparaître entre les mains de Valérian, et dont il avait la désagréable impression qu’il lui était destiné. Et malgré la chaleur rassurante que les mots de Valérian avaient provoqué en lui, il ne pu masquer sa grimace quand la cape vint entourer ses épaules. Le frottement du tissu sur ses plumes le faisait frissonner. Il se tortilla entre les mains de Valérian pour tenter d’ajuster naturellement le tissu, sans y parvenir. « J’ai l’air d’un bossu… » geignit-il en désignant la protubérance que formaient ses ailes sous la cape. Et s’il avait besoin de s’envoler, comment ferait-il ? Si on le reconnaissait ? S’ils se faisaient attaquer ? Prendre en otage ?

Non. Valérian avait promis de le protéger, et il n’était pas du genre à manquer à sa parole. Il fallait avoir confiance. Caliban agita encore une fois légèrement ses ailes avant de finalement cesser de bouger et froncer les sourcils. « En même temps, je comprends ce cher Perceval. » dit-il, avec une pointe d’animosité non dissimulée dans la voix. « Qui voudrait prendre ce risque ? Imaginons que tu glisses et que tu te cognes la tête… tu perdrais connaissance, et pas sûr que ta magie reste stable. J’imagine qu’il n’a pas envie de se retrouver accidentellement nu devant la moitié de sa cour. » ajouta-t-il en haussant les épaules. « Quoique… ça pourrait être drôle. Préviens moi s’il change d’avis, je veux avoir mon télescope prêt pour voir ça. »

Sa mine boudeuse s’effaça pour laisser place à un large sourire, tandis qu’il remontait sur ses cheveux le capuchon de la cape. Finalement, ça n’était pas si terrible. Le tissu était doux et chaud autour de lui, contrastant avec la brise fraiche et parfumée du soir. Il était prêt, et il n’avait plus qu’à attendre que Valérian le soit également… ce qui n’avait pas l’air près d’arriver. « Je ne sais pas si c’est vraiment nécessaire, tout cet attirail. Personne ne me connait ici. Toi, par contre… » Caliban vint enfoncer un index accusateur dans la poitrine de Valérian. « Tout le monde va reconnaître la coqueluche du royaume. Ça, ça ne passe pas vraiment inaperçu. » dit-il en désignant la chevelure écarlate du chevalier. « Et vu l’attention que tout le monde te porte, tu n’as pas peur qu’ils se demandent qui accompagne leur champion ? Et surtout, pourquoi le capitaine de la garde a l’air de sortir d’une bagarre de taverne. Tu as encore du sang, là… » dit-il d’un ton hésitant, avant d’avancer une main tout aussi indécise pour venir tamponner la mâchoire de Valérian avec le carré de tissu, là où le sang de sa lèvre avait coulé. Il ne put retenir un petit rire. « Tes cheveux sont très bien comme ça, arrête. » dit-il en lui donnant une tape sur l’une des mains de Valérian pour l’empêcher de se recoiffer une énième fois. Puis, il replaça l’une de ses mèches correctement, avant de finalement lisser le tissu de sa chemise sur ses épaules, comme une mère prépare son enfant pour son premier jour d’école. « Voilà. Tu es parfait, comme ça. Allons-y, je n’ai pas envie d’être ici lorsqu’il commencera à faire vraiment sombre. » dit-il en commençant à se diriger en direction des lumières de la ville.

A peine quelques minutes plus tard plus loin, Caliban se tourna vers Valérian, l’air soudain songeur. « Qu’est-ce que je dis si on me pose des questions ? Je suis un cousin éloigné ? Un visiteur ? Un aventurier en quête de gloire et de fortune ? Ou autre chose ? » demanda-t-il en arborant l’air bien trop emballé de celui qui s’apprêtait à berner son monde.

N’importe qui, sauf moi-même, avait-il envie de répondre. Un habitant de la campagne venu rendre visite à sa famille en ville, pas de problème. Un voyageur errant, mendiant et fraichement débarqué pour une nouvelle vie, pourquoi pas, même s’il doutait que qui que ce soit y croit. Un marchand d’une ville voisine, un prêtre d’un temple proche, un apprenti tout juste débarqué, peu importait, en vérité. « Je ne sais pas. Je n’ai jamais été très raisonnable. » mentit-il après quelques secondes de silence. De ses doigts fins, il vint tirer nerveusement sur les bords du capuchon qui lui couvrait la tête. « Je trouverais bien quelque chose, si besoin. Ou je te laisserai parler, tiens. Tu es bien meilleur que moi pour faire la conversation. » dit-il d’un ton amer.

Caliban n’avait jamais été quelqu’un de très timide. Réservé, oui. Prudent, à l’extrême, également. Pourtant, ce soir, l’idée même de devoir ouvrir la bouche pour s’adresser à quelqu’un d’autre que Valérian lui tordait le ventre. Il n’avait pas imaginé cette éventualité. En vérité, rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. Dans son plan, son vol était stable, maîtrisé ; il planait jusqu’au palais, pour venir se poser gracieusement près des écuries et déposer au sol un Valérian tremblotant, qui le remerciait mille fois de ne pas l’avoir lâché.

Bon.

Quel nul.

Mais ce qui était fait était fait.

Caliban tira à nouveau son capuchon sur son visage, comme pour disparaître derrière. A cause de son erreur -et de sa faiblesse, il fallait l’avouer-, ce qui devait être une rapide escapade discrète prenait des allures de véritable expédition. La ville semblait trop loin, la nuit trop noire… « Tu sais, je ne pense pas qu’on atteindra-… »

Soudain, le silence. Caliban s’arrêta, fixant le nuage de poussière qu’on distinguait un peu plus loin sur la route. Dans la pénombre, il était difficile de distinguer quoi que ce soit, mais il y avait peu de doute. Un groupe de voyageur arrivait en sens inverse.
Et là, Caliban la sentit. La peur. De quoi, exactement ? Son esprit chercha une réponse satisfaisante, sans succès. Il aurait pu s’agir de soldats comme de fermiers sans que cela ne change quoi que ce soit.

Rapidement, des bruits de sabots se firent entendre, et Caliban vint poser sa main sur son abdomen pour tenter de chasser les serpents d’angoisse qui lui roulaient dans l’estomac. Instinctivement, il tenta de déployer ses ailes, qui se retrouvèrent bloquées par la cape, et son coeur s’emballa.

Sans ailes, il n’était plus rien.

Il s’agita, attrapa soudain le bras de Valérian, tout en s’empêtrant dans le tissu. « Je-… j’ai changé d’avis. Je veux rentrer. Maintenant. » L’urgence dans sa propre voix le surprit. Il s’éclaircit la gorge, inspira profondément. « S’il te plaît. »