« Pardon, pardon et pardon ! Merci, j'aimerais passer ! »

Heureusement pour moi, je ne suis qu'à l'orée de... L'Orée. Je ne pense pas revoir ma famille, c'est trop tôt. Beaucoup trop tôt. Je ne veux pas qu'ils sachent, d'une manière ou d'une autre, que je revenu. Même si ça n'est que pour un court instant. Je ne peux pas me voiler la face, d'où la raison de ce bref retour, il me faut des fidèles clients. Revenir ici, ça n'est pas renoncer, c'est, tout au contraire, reconsidérer mon projet, le perfectionner, l'améliorer. Mes connaissances seules, mon rêve seul, ne suffisent pas, loin de là, j'en ai conscience. Me voici donc, de retour, à foncer dans la foule. Il y a foule ici. Je connais bien cet endroit, à grouiller d'artisans en tout genre, de commerçants. Je compte bien tirer mon épingle du jeu.

Diverses odeurs viennent frapper mon nez (pitié, ne me parlez pas de museau). Elles sont assez agréables, mais encore connues. Je veux de l'inconnu, cette saveur particulière. Seulement là, pourrai-je me rapprocher de cet autre projet. Je file à travers la foule. Les cris des uns résonnent sur les branchages. Il fait plutôt bon vivre, je dois l'admettre. Je marche encore un peu, parcourant de mes yeux les nombreux étalages qui, à juste titre, s'étalent. Mon sac est rempli. Ma bourse à moitié pleine. Pour l'instant, la seul qui m'a marqué et ce soi-disant cuisiner, mais je ne lui fais pas confiance. J'aurais bien quelques herbes aromatiques mais elles ne se vendront guère. Il me faut mieux. Bien mieux. Je guette aussi. Je guette les produits cultivés et récoltés par ma famille. S'ils sont là, c'est que les autres ne sont pas loin. Et je ne veux pas les croiser.

Je divague. Je butte contre quelqu'un. Je souris, présente mes excuses, la personne fait de même. Voilà de nombreuses minutes que j'erre dans ce marché éternel. Les commerçants en ont de l'énergie à revendre, c'est assez impressionnant. Une étale frappe mes yeux et attire mon attention. Des plantes. Beaucoup de plantes. Ma curiosité ne peut résister. Je m'approche, doucement. J'admire les produits. Nous avons affaire à un connaisseur. Parfait. Je regarde autour de moi. Où peut-il bien être, ce grand mécène ? Je pense l'apercevoir. Je fais un pas, je me ravise. Non, non et non. Je peux créer en lui le désir de me parler et de faire affaire. Je dois. Je continue à regarder les produits, lui jetant de temps à autre un regard furtif. Il viendra. J'en suis persuadé.

Il a fini par réagir ! Mon charisme l'a, indubitablement, fait réagir, ça ne fait aucun doute. Il doit voir en moi une opportunité formidable, l'occasion de s'enrichir, encore et encore. Je suis le client idéal, prudent mais dépensier, entreprenant et réfléchi. Une occasion en or se présente à lui, voilà ce qu'il doit, sans nul doute, penser.

Trêve de plaisanteries. Le marchand a, en effet, fini par réagir à mes regards insistants - ça n'est là qu'un euphémisme, je pense. Je peux enfin le détailler du regard et ce sans aucun scrupule. Il me paraît bien particulier, ce vendeur. Un homme-bête assez particulier. Tout d'abord ce teint - original - puis cette queue, sans oublier les cornes. Force est de constater, ma curiosité est piquée. Je ne peux, cependant, passer deux heures à le fixer de la sorte. Ce serait impoli, vulgaire et nuirait à nos potentiels affaires. Je dis bien "nos" affaires : marchand contre marchand. La concurrence peut s'avérer bien rude. En entendant ses premières paroles, j'esquisse un léger sourire. Il s'agit d'être respectueux - à la limite chaleureux - mais pas familier. A vrai dire, il est inconnu au bataillon et ce physique n'aide point. Je me ressaisis. Certes, il ne me dit rien mais je suis bien loin de connaître tous les habitants de l'Orée. J'écoute attentivement le reste de son discours de présentation. Il semble naturel. Je ne sais si je peux encore lui accorder toute ma confiance. Je hoche la tête, montrant ainsi que toute mon attention est dirigée vers notre discussion. Il semble bien connaître la végétation, ça ne fait aucun doute, je le sens à son ton. Il peut aussi être un excellente menteur, il ne faut pas l'oublier.

Je me déplace légèrement, se trouvant maintenant en diagonale. Histoire de briser la confrontation frontale. Certaines leçons sont utiles, n'est-ce pas E. ? J'examine chaque plante. Certains sont déjà sèches, d'autres bien plus fraîches. Son discours m'a particulièrement plu. Il semble loin du comportement des étrangers que j'ai pu rencontrer, ces étrangers de passage à l'Orée qui passaient pour des ignares aux yeux de mes parents. Ils ne connaissaient rien à la flore. Mais leurs réflexions mercantiles m'avaient intriguées. Trêves de réflexions, là n'est pas le temps. Peut-être à un autre moment. Je déplace mon regard, m'arrêtant sur quelques feuilles intéressantes. Je ne les connais que très peu, elles pourront m'être utiles. Je les pointe du doigt, elles sont un peu à l'arrière, encore bien fraîches.

« Je suis très intéressé par ce fagot... Ne serait-ce pas de l'Euryale ? Je connais très peu de choses sur cette plante. Je crois qu'elle est encore peu utilisée. Je prendrai bien le fagot. Disons... 9 liges de bronze ? Je pense que c'est un bon prix. »

L'affaire était sans doute bonne. Peut-être pas excellente, mais bonne. Je voyais en cette plante une belle opportunité. Celle d'enrichir mes connaissances, pardi, à quoi pouvait-on penser ? Alors que je continuais à réfléchir, ne prenant même pas la peine d'attendre une quelconque réaction, une question s'échappe de ma bouche.

« Dîtes-moi... Que faîtes vous avec ces plantes ? Vous ne me paraissez pas être simplement herboriste, n'est-ce pas ? Je viens de voir d'autres articles différents... Je peux avoir une présentation ? »

Je me maudissais. Voilà une vilaine habitude qui revient au galop. Alors même que je cherchais à conclure une affaire, je divague. Loin. Il faut me comprendre, le contexte n'aide pas. La foule se fait, chaque minute, plus nombreuse. Les bruits s'intensifient. Le temps file. Et je reste aux aguets. Ce petit retour à l'Orée ne me fait guère du bien jusqu'ici. Je tente, en vain, de recentrer mon attention sur le marchand. Chaque passant qui me frôle me rend un peu plus nerveux. Les cris des commerçants se font de plus en plus assourdissants. A croire que le marché est sur le point d'imploser. Les pas sur le bois sec frappent et refrappent. Les oiseaux se font silencieux. L'ambiance change. Que se passe-t-il ? Je ne dois pas me laisser submerger. J'adresse alors un léger sourire à mon interlocuteur. L'affaire, reprenons l'affaire.