Lorsqu’on me demande ce qui m’amène dans les landes d’Arvandor, je me tais. Lorsqu’on chuchote dans mon dos que je n’ai rien à faire ici, je fais comme si je n’entendais rien, et je me concentre pour tenter de calmer les fourmillement de rage qui me courent dans les doigts. Lorsqu’on pose sur moi des regards chargé de haine et de chagrin, je rends l’indifférence, mais au fond de moi, je sais ce qu’ils voient.

Ils voient leurs pères, leurs mères, leurs frères et leurs soeurs, leurs enfants, leurs amis et leurs amants tombés au combat. Qu’importe la lame ou celui qui la brandissait, ils voient en ma race le bourreau de leurs vies, et la raison de leur deuil.

Car la guerre ne fait que des perdants.

Ils n’osent pas me claquer la porte au nez. La rumeur comme quoi l’élu de la colère parcourt les environs me précède dans chaque auberge de chaque village, et je n’ai même pas à retirer mes gants pour exiger mon dû. Partout où je vais l’hospitalité est offerte à contrecoeur. L’hostilité de bon gré.

J’ai quitté le dernier village qui m’a ouvert ses portes quelques jours plus tôt, et depuis je marche. La nuit, les étoiles me tiennent volontiers compagnie, mais le jour, c’est un soleil ardent qui vient brûler ma peau. J’ai l’habitude des blizzards et des vents secs et glacés de Volheim, pas de cette chaleur lourde qui vient m’aveugler.

Mes dernières provisions se sont épuisées ce matin, et malgré moi, je redoute le moment où je devrai à nouveau subir la compagnie des hommes. Où m’arrêterai-je ? Je ne le sais pas encore, mais je vois au loin des cerfs-volants, près d’un amas d’habitations indiscernables. Un village, qui devra mettre de côté ses griefs pour une nuit.
J’avance dans l’herbe sèche, d’un pas posé. Mes vêtements vollhyr sont bien trop inadaptés au climat local, et j’avancé dépenaillé, vêtu simplement d’un pantalon de toile et de mes bottes. La lanière de mon sac brûle la peau de mon torse nu, mais cela m’importe moins que la moiteur des habits. Je n’ai pas l’habitude. Mais après plusieurs jours de ce traitement rude, ma peau désormais hâlée ne craint plus le soleil, et les écailles qui me couvrent les épaules, les flancs et les reins chatoient comme du bronze dans la lumière. Elles seraient presque belles, si je ne les haïssais pas autant.

Le soleil est à son zenith quand enfin se dessinent les tentes et les drapeaux de ma destination. Je croyais croiser un village, mais c’est un campement, peuplé de bêtes que je n’ai jamais vues avant. Elles aussi m’observent, mais je vois dans leurs yeux plus de curiosité que d’inimitié.
Il y a quelque chose d’étrange dans ce campement, qui détonne sur les plaines comme des amanites sur un lit d’herbe. Je ne reconnais aucun motif, aucune mode arvandienne comme j’ai pu croiser jusqu’alors.

Où est-ce que j’ai bien pu foutre les pieds ?

Des yeux, je cherche un chef, mais personne ne se démarque. Attendent-ils que je parle ? Que je m’incline ? Je ne le ferai pour personne. Mais parler, je peux. Ils sont peu nombreux, mais peut-être d’autres se cachent-ils dans les tentes ? Mon regard se pose tour à tour sur ceux qui sont présents, sans jamais s’arrêter sur l’un ou l’autre en particulier. « Bonjour. » dis-je d’une voix posée et grave, accompagnée par le tintement d’un carillon à vent proche. Leur passivité m’agace, mais je fais ce que je peux pour que rien ne transperce dans mon ton. « Je cherche un abri pour cette nuit, et des provisions pour continuer ma route. » Et un bain. Et de la musique. Et tant de choses que je pense qu’ils ne pourront pas m’offrir. Parlent-ils même ma langue ? « Vous comprenez ? »

La matinée avait été assez calme pour les Maxastyw. Ils profitaient de la fin de l’été et du début de l’automne. Les arbres commençaient à voir leurs feuilles se dorer. Tahar avait déjà fait l’expérience de l’hiver rude d’Arvandor. Donc la tribu commençait déjà à faire des réserves d’aliments à longue conservation. Fruits séchés, noix, graines, viande séchée. Si l’automne était encore une période d’abondance, cela ne durerait pas. Tahar avait fait de la protection des plus faibles de la tribu sa priorité en prévision de l’hiver rude. Car les Maxastyw ne croyaient pas vraiment en la loi du plus fort. Car tous les grands royaumes et empires finissaient par s’effondrer, mais les petites tribus et villages pouvaient survivre aux caprices de la nature.

Parmi les plus fragiles, Tseh. Depuis qu’il avait été blessé par un puma enragé, il mettait du temps à se remettre. Même s’il avait repris des forces, il souffrait désormais d’un handicap au bras qui avait définitivement compromis sa formation de guerrier. C’était pour ça que Tahar ne croyait pas en la loi du plus fort, car il suffisait d’une simple blessure, d’un accident ou d’une maladie et voilà que le seigneur de la jungle pouvait devenir plus vulnérable qu’un faon.

Tahar était bien souvent au campement en raison de ses responsabilités de chef. Et parmi celles-ci, il devait lui-aussi transmettre les connaissances à la nouvelle génération. Chez les Maxastyw, le soin et l’éducation des plus jeunes était une tâche qui concernait tous les membres du clan, y compris le chef. Aujourd’hui, il avait accompagné un groupe d’enfants à la découverte de l’environnement qui les entouraient. Reconnaître les plantes, les animaux, ainsi que les dangers et sources de nourriture potentielles. Sur le chemin, ils avaient croisé un ours au bord de la rivière en train de pêcher. Tahar leur avait ainsi demandé de rebrousser le chemin et de s’éloigner. Ces plantigrades n’attaquaient jamais gratuitement, seulement s’ils se sentaient menacés. Mais la vue de l’animal n’avait pas été sans intimider certains des enfants. Heureusement, chacun s’était contenté de suivre sa propre route.

En parlant de source de nourriture, la saison des saumons débutait. Les poissons remontaient les rivières pour frayer. Ces derniers étaient une source de nourriture importante pour la faune, ainsi que les habitants. En ce moment, les Maxastyw consommaient beaucoup de saumon en raison de l’abondance de cette ressource. De plus, leur chair bien grasse avait pour don de bien rassasier. Le soleil était au plus haut et tout le campement s’apprêtait à prendre le repas qui se faisait généralement en commun. Ainsi, plusieurs membres se chargeaient de cuisiner. Essentiellement des personnes âgées pour le coup. Ils préparaient des gâteaux au saumon avec le blé acheté au village voisin, ainsi que des baies récoltées dans les plaines. Car l’automne signifiait également abondance de fruits. Des saumons et des la viande étaient en train d’être fumés. Le fruit de leur travail serait partagé entre les membres du clan et éventuellement des visiteurs. Car il arrivait que la tribu fournisse le gîte et le couvert à des voyageurs un peu paumés ou les redirigeait vers le village le plus proche.

Des chasseurs manquaient à l’appel, mais Tahar savait que parfois, cette activité empêchait d’être là pour le midi. Ils avaient sans doutes emporté de la viande ou du poisson séché emballé dans des feuilles.

De son côté, Tahar était venu voir Tseh. Pendant une période qui avait suivi sa blessure, il était retombé au plus bas, déprimé par le fait que sa formation de guerrier qui était tombée à l’eau. Mais pendant sa convalescence, Zibba l’avait un peu pris sous son aile. Et il s’était montré curieux concernant son rôle de guérisseuse. De quoi rassurer Tahar de voir que son protégé avait sût rebondir après avoir subi un revers douloureux. Le chef s’en était voulu de l’accident, se sentant en partie responsable. Depuis, il allait beaucoup mieux. Même si Tahar ne le prenait plus en charge, ça ne l’empêchait pas de régulièrement prendre des nouvelles de l’humain qui s’était très bien intégré au sein de la tribu. Son passé de serviteur d’un maître tyrannique semblait enfin derrière lui. Il était passé à autre chose. Même chose pour Tahar et sa tribu qui se remettait enfin de l’attaque des suprématistes humains des années plus tôt.

- Tu as appris des nouvelles choses aujourd’hui ?
- Je l’ai accompagnée ce matin chercher des plantes, donc elle m’a appris les fonctions des différentes plantes.
- C’est bien !
- C’est pas ta faute ce qu’il s’est passé…
- Je sais, mais bon…

Les discussions allaient de bon train alors que le repas allait bientôt commencer. Petit à petit, chacun abandonnait ses activités afin de rejoindre le grand foyer central où cuisaient les divers aliments. Enfin, ça aurait pût commencer, s’il n’y avait pas un invité surprise. Des conversations sous des tons interrogateurs, voire presque inquiets fusaient parmi les membres de la tribu. Une silhouette humanoïde de grande taille se découpait parmi la fumée rassurante du foyer. Des guerriers s’apprêtaient à prendre leurs lances, mais Tahar les interrompit dans leur élan. Le premier mot qui sorti de la voix de l’étranger fut un bonjour d’une voix grave, mais visiblement pas hostile. Certains enfants avaient peur de ce type et on ne pouvait pas vraiment leur en vouloir. Un humanoïde aussi grand, ils n’en avaient jamais vu. Tahar avait déjà vu des géants et draconides à Vollheim. Mais vu qu’il n’était pas resté longtemps. Il faisait beaucoup trop froid et surtout, ça durait toute l'année.

Il demandait à trouver un endroit pour dormir et des provisions. Tahar se leva pour venir à la rencontre de l’étranger. Il lui répondit d’une voix assurée. La tenue du chef différait assez peu des guerriers. Il portait un pagne, ainsi que la cape caractéristique du statut de guerrier.

- Bonjour ! Bienvenu au sein de notre campement !

Tahar sentait pour le moment aucune hostilité manifeste de la part de ce type. Mais il sentait clairement qu’il ne fallait pas l’énerver. Autant prendre des pincettes. Ainsi, il pouvait voir que les Maxastyw parlaient bien leur langue.

- On devait bientôt aller manger. De la viande et du saumon est en train de sécher, on a également des galettes de céréales, c’est parfait pour les chasseurs et les voyageurs. J’espère que vous avez de quoi payer ? On accepte aussi des paiements en nature et des services.

Pour certains voyageurs, passer chez les Maxastyw pouvait avoir un avantage, celui qu’il était possible d’utiliser d’autres moyens de paiement que les liges.

- Je me nomme Tahar, chef de cette tribu. A qui ais-je l’honneur ?