La nuit était déjà bien avancée sur les environs du Bosquet de Solaria, bientôt, le petit matin prendrait la place du ciel nocturne, et pourtant, Mei ne dormait pas. Elle dormait rarement la nuit, c'était là que ses apparitions étaient le plus surprenantes, le plus effrayantes. La bête s'était endormie de nouveau en elle, alors qu'elle arpentait avec lenteur les bois, marchant pieds nus sur la mousse qui couvrait le sol près du point d'eau vers lequel elle se dirigeait. Quelques centaines de mètres derrière, elle avait laissé un malheureux envahisseur de Arvandor, qu'elle avait crucifié sur un arbre, comme un totem macabre pour signifier aux colons qu'ils n'étaient pas les bienvenus. Même le noir qui teintait la chair de ses bras griffus ne pouvait pas masquer le sang qui les maculait. Mais elle était satisfaite, elle savait que même si ses méthodes étaient discutables, peu éthiques, elles étaient efficaces. C'était sa colère qui s'exprimait.

Elle se pencha au-dessus de l'eau, regardant son visage doux et inexpressif malgré ce qu'elle avait fait. Sa rencontre avec la Veilleuse de l'endroit datait de quelques jours à peine, mais elle continuait de rôder dans l'endroit. Elle partirait bientôt ailleurs, elle s'était plusieurs fois dit cela, mais elle ne savait où aller en vérité, et ça la retenait de se lancer bille en tête. Elle étudiait ses options, comme elle avait discuté avec Ciara : Clara Nocte bien sûr, mais elle n'y serait pas bienvenue; Ananda où la corruption régnait ne serait pas propice à trouver des alliés; alors peut-être irait-elle à Al Malaq... Et bien sûr, il y avait Xing Alda, le choix le plus évident peut-être mais aussi le plus difficile pour elle. Elle se rappelait encore ses jungles luxuriantes, et leur perte.

Et elle se mit à fredonner.

Le son s'élevait dans les airs alors qu'elle nettoyait ses avant-bras dans l'eau, une chanson dont elle se rappelait encore malgré les siècles passant, une chanson que lui chantait sa mère. Son ton était mélancolique et triste, elle évacuait ses émotions négatives, comme pour essayer de faire passer le mal et tourner enfin cette page trop longtemps ignorée. Peine perdue, mais elle essayait tout de même. Sa chanson avait fini par prendre une funeste connotation pour les habitants de la région, qui l'associaient
à la chose qui jamais ne parle, la bête au crâne de cerf qui apparaît sans un bruit, son hurlement étant le craquement des branches et le bruissement des feuilles, avant qu'elle ne laisse des corps dans son sillage.

Elle ne tuait que les profanateurs.

Concentrée sur sa chanson, elle ne prenait pas vraiment garde à ses environs, à cette heure matinale, elle ne s'attendait à croiser personne.

Elle sentit une personne approcher avant de vraiment l'entendre, comme si l'ambiance calme et sereine du lieu venait d'un coup d'être perturbée par l'intrusion, et elle cessa de chanter. L'intruse était en réalité plus proche que Mei ne l'aurait cru quand elle se retourna, et elle faisait face à une sorte de géante rouge comme une diablesse. Bien que sur la défensive, la druidesse ne donna pas de signe de peur ou d'agressivité, elle se contenta de plonger ses yeux bleus dans ceux de son interlocutrice. Si celle-ci l'avait voulue morte, elle serait passée à l'assaut immédiatement au lieu d'attendre et de la complimenter inutilement.

" Si ce sont les colons d'Arvandor qui vous ont envoyée, ils se sont bien joués de vous. Je ne tue pas sans raison, je tue pour venger les arbres et les animaux de ces bois qu'ils prennent. Un meurtre pour un meurtre, la forêt se défend. "

Elle secoua ses bras, finissant de les égoutter de l'eau qui ruisselait toujours sur sa peau, avant de se lever pour faire bien face à la géante. Si elle voulait se battre, Mei lui offrirait le combat qu'elle souhaitait, mais comme elle venait de le dire, la druidesse ne tuait pas d'innocents. Pour le moment, rien n'assurait que cette femme charismatique à l'air plutôt enjoué soit vraiment du côté des envahisseurs.

" Cela aurait-il changé quoi que ce soit si j'avais été une créature immonde ? Auriez-vous eu moins de scrupules à m'occire comme vos clients vous l'ont demandé ? Ils aimeraient que vous me voyiez comme un monstre, et à certains égards ils n'ont pas tort, mais vous, que voyez-vous ? "

Les environs se mettaient à craquer, les feuilles bruissaient sous l'impulsion de la magie de la druidesse. Elle n'était pas sans défenses, et elle passerait à l'attaque si elle y était contrainte. Ignorant le danger ou la prudence, elle avança d'un pas vers la guerrière, puis un autre, et malgré sa grande taille pour une femme humaine, elle devait lever les yeux vers la femme à la peau rouge comme les braises. Elle pencha la tête de côté, même si son corps et ses gestes transmettaient une certaine grâce sauvage, presque féline, elle paraissait totalement calme. Elle retenait la colère et la fureur en elle.

" Je m'appelle Mei, et je garde cette forêt. Lâchez votre arme, il n'y a pas de raisons pour que plus de sang coule ce soir. "

Le moins que Mei pouvait dire, c'était que la guerrière géante qui lui faisait face était aussi expressive que spontanée, répondant à ses piques destinées à la faire se questionner par une incompréhension basique. Elle ne faisait clairement pas face à une philosophe, mais plus que cela, elle ne faisait même pas face à une personne semblant dotée d'un intellect moyen. Cela rendait la demoiselle à la peau rouge un peu désarmante, lorsqu'elle se mit à frapper l'air pour mimer les coups qu'elle souhaitait mettre à son visage, ces "patates de forain" qui dénotaient d'un franc parler finalement assez agréable, Mei se mit sur la défensive, des fois que l'idée ne vienne à la géante d'essayer de la frapper pour de bon.

" Hé bien, on peut dire que vous avez du répondant... Et un débit de parole vraiment incroyable. En tout cas, si vous me permettez, vous n'avez pas à rougir de votre tête, vous parlez tout de même à une humaine cornue et aux mains griffues... "

Pour la druidesse habituée à vivre en ermite, seule et loin de tout groupe social, avoir à proximité une femme qui parle autant, aussi fort, et aussi vite, en était presque oppressant. Mais peut-être était-ce mieux que les choses soient ainsi, plutôt que de tomber sur une guerrière avec un poids chiche à la place du cerveau qui ne réfléchirait pas plus loin que le bout de son nez avant de s'en prendre à elle. La finalité était là, elle n'avait pas attaqué la femme des bois. Elle soupira cependant en voyant la guerriere piquée au vif de sa demande pourtant pas si anormale que cela. Elle n'aimait juste pas être menacée d'une arme.

" Laissez-là au moins rangée, histoire que je n'ai pas à parler avec le fil de votre lame. Si je vous voulez du mal, vous le sauriez... Et aucun animal ne vous fera plus de mal ici, j'y veillerai. D'accord ? "

La géante sembla considérer un moment son offre, et puis elle finit par accepter avant de lui tendre la main après... Mais quelle coutume était-ce donc là ?! Désireuse de ne pas froisser son interlocutrice, elle lui donna la main avant de lâcher un souffle en sentant la poigne de fer se fermer sur sa main. Si elle l'avait voulu, la barbare aurait pu lui broyer les phalanges.

" Heureuse de voir que nous pouvons avoir une conversation, et autrement qu'avec nos armes. Je ne suis pas démunie, même si je suis loin d'arborer une arme de la stature de la vôtre, mais comme je vous l'ai dit je ne tue pas par plaisir, seulement pour défendre cet endroit qui m'est cher... Vous devez comprendre, non ? "

Ce n'était pas tout à fait vrai, quand la corruption et la colère prenaient le dessus, il lui arrivait de tuer plus que nécessaire, non pas qu'elle se lance dans des meurtres gratuits, mais elle n'envisageait plus de laisser quiconque fuir avec une chance de se repentir dans ces moments. Elle décida donc de faire dévier la discussion, et se focalisa sur la teinte rouge de la peau de la géante, lui donnant une allure de diablesse. Elle avait vu quelques rares géants, au cours de sa longue vie, passant en caravane dans Cerah, aucun n'avait cette teinte de peau... Et ça lui fit penser à ses propres mains, noircies par le mal la rongeant. Elle regarda ses propres mains un moment... De toute façon, ce n'était pas comme si elle pouvait cacher ses avant-bras noirs et ses doigts griffus, et elle se demandait si cette pigmentation de peau chez son interlocutrice pouvait être un point commun entre elles. En fait, tout ce qui pouvait l'aider à amorcer une conversation avec l'étrangère plutôt que de laisser leurs poings parler lui allait.

" Je n'ai pas vu beaucoup de géants traverser ces forêts, Treag, mais... La peau rouge, c'est normal chez les vôtres ? "

Oui, la demi-géante à la peau rouge parlait beaucoup, beaucoup trop au goût de Mei, mais ça contribuait aussi à la rendre sympathique dans un sens, de briser la glace plus facilement. Au moins, elles étaient d'accord pour ne pas s'écharper mutuellement, et c'était un bon début, maintenant il fallait faire avec la foule de questions et de paroles de Treag.

" Je ne donne pas d'ordres aux animaux et à la nature, je ne fais que les aider à se défendre. Je pense qu'on peut dire que je suis leur amie, oui, ou leur protectrice. Arvandor est venu envahir le Bosquet de Solaria, pour l'exploiter à leur compte, alors la forêt se défends, à travers moi comme à travers les autres habitants de Cerah. Vous n'aimeriez pas qu'on vous prenne ce qui vous appartient si ? Si je volais votre hache, vous chercheriez à me la reprendre par la force ? "

Mei commençait à comprendre qu'avec la géante les longues explications ne serviraient à rien, et que les descriptions imagées seraient bien mieux acceptées et comprises par elle. La druidesse était convaincue que son combat était juste, et qu'il pouvait être compris par Treag qui n'avait pas l'air d'être le genre expansionniste... D'ailleurs elle ne savait même pas si elle servait dans une armée, si elle était liée à un royaume, ou si elle était une sorte de mercenaire. Tant qu'elle ne venait pas d'Arvandor, les choses pourraient se passer pour le mieux, du moins elle le pensait.

La demi-géante s'adonna alors à une petite démonstration, comme si elle cherchait à prouver qu'elle tenait plus du diable ou du démon que de la créature mortelle. L'espace d'un instant, Mei se demanda si de telles mutations ne pouvaient pas provenir de la tour Galate ou de Ananda, ce qui pouvait faire de Treag une ennemie potentielle, mais elle n'avait donné aucun autre signe d'agressivité depuis leur premier échange. En réponse, Mei montra ses avant-bras, noirs comme la nuit et aux doigts griffus, comme si les cornes ne suffisaient pas à montrer l'étendue de sa propre corruption.

" Nous sommes deux, alors. Venez, asseyez-vous. "

Mei retourna près du petit point d'eau qu'elle avait quitté un peu plus tôt, mais au lieu de se poser à genoux sur la pierre pour laver ses bras, elle se mit assise, laissant ses pieds nus tremper dans l'eau fraiche. Elle créait des ondes sur la surface de la petite mare qui brouillaient le reflet de la lune.

" Croyez-le ou non, j'ai horreur du sang, je ne prends aucun plaisir à m'en trouver aspergée par mes ennemis. Alors je me nettoyais, tout en chantant une mélodie héritée de ma jeunesse. Ca m'aide à ne pas oublier qui je suis, quand la bête prends le dessus. Mais les discussions fonctionnent aussi. "

Mei fut satisfaite de voir qu'elle arrivait à faire comprendre à la guerrière, qui avait manifestement besoin d'explications brèves et imagées, son point de vue sur les choses. Au moins, les deux n'auraient pas à en venir aux mains... A priori en tout cas. La géante rouge venait seulement de constater ses bras noircis qui les désignaient comme des corrompues toutes les deux. Deux corrompues, deux mutations différentes, mais elles étaient toutes deux restées dans le camp du bien, celui opposé à la corruption de la Tour Galate, du moins c'était ce qu'il lui semblait. Mei n'avait jamais voulu s'en approcher, se contentant de la regarder depuis le Bosquet de la fleur des lacs avec une rage certaine.

Les discussions devaient ennuyer la guerrière, ce n'était pas le cas de Mei, qui y voyait des bienfaits lorsqu'elle n'était pas sous ses formes animales corrompues, lorsque la colère ne la gagnait pas toute entière. Le calme de la forêt apaisée, de la nuit, la fraicheur de la brise soufflant entre les arbres, tout cela l'apaisait et la faisait se sentir mieux, se sentir utile, car elle se rappelait ainsi pourquoi elle se battait.

" Chacun sa manière d'exprimer sa sensibilité, vous c'est vos poings je suppose, moi j'essaie d'éviter d'y avoir recours quand je cherche le calme. Mais je pense que ni vous ni moi ne nous habituerons jamais vraiment à cela et à tout ce que ça implique. Etre chassées, détestées, qu'on nous regarde en coin et ferme les portes devant nous... "

Mei ne connaissait que trop bien ce fait, elle le vivait tous les jours, aujourd'hui elle aimerait dire qu'elle s'est construite une armure, que cela ne l'affecte plus, mais même après des siècles, elle n'acceptait toujours pas pleinement sa condition, même si elle avait cessé d'en souffrir au quotidien.

" C'est un bon résumé. Les voleurs n'aiment pas être punis pour leurs méfaits, mais ils ont trop peur pour s'approcher de leur tortionnaire. J'aimerais beaucoup vous voir faire cela dit, j'y prendrais un certain plaisir... "

La druidesse n'avait aucun doute sur la puissance qu'était capable de déployer la géante, et la voir écraser des gens d'Arvandor serait assurément plaisant. Elle l'accompagnerait bien sûr, pas question qu'elle la laisse faire tout le travail. S'étirant en arrière, la changeforme regarda le ciel nocturne avec un soupir soulagé. Et puis elle se retourna vers la diablesse.

" Vous chantez vraiment si mal que ça ? Allons ça ne doit pas être si terrible... essayez donc ! "

Et Mei se mit à fredonner un son afin de l'accompagner, en espérant que Treag se sente l'envie de chanter pour briser le silence nocturne, sans quoi Mei chanterait elle-même avec douceur et mélancolie.

" Je ne vous le fais pas dire. "

Un léger sourire. Mei appréciait cette façon de penser les choses, elle aussi avait tendance à trouver les bucherons d'Arvandor "fragiles" quand elle les frappait dans sa forme ursine corrompue. Vu sa carrure, il n'était pas étonnant que la géante ait la même sensation, mais elle espérait que cela ne signifie pas une force totalement incontrôlée, et elle n'avait pas spécialement envie non plus de tester la force de la géante face à sa forme monstrueuse.

Elle écouta ensuite la géante s'essayer à chanter et... Comment dire, elle ne se serait pas attendue à ce qu'il soit humainement possible d'avoir une voix aussi brisée et peu mélodieuse, c'en était presque à se demander si Treag le faisait exprès pour la faire mentir ! Sa voix parlée n'était pas si horrible, mais dès qu'elle s'essayait à chanter, la druidesse avait beau essayer de trouver un point de comparaison elle n'en trouvait pas. Peut-être une chèvre enrouée ? Mais l'expérience lui fit lâcher un petit rire, pas vraiment moqueur, seulement spontané.

" Bon d'accord, il n'est pas donné à tout le monde de savoir chanter. Peut-être qu'il vous faudrait un peu d'entraînement, malheureusement je ne peux pas me permettre de vous proposer mon aide, je suis une horrible professeur. "

L'atmosphère s'était détendue entre les deux, laissant le spectre d'un combat potentiel derrière elles. Mais avec la détente venait souvent les questions plus personnelles, celles où l'on demande à l'autre de se dévoiler un peu plus, et la chose des forêts n'aimait pas cela. Mais sa longévité n'était pas vraiment un secret, si elle n'aimait pas en parler ouvertement - une humaine de plus de trois siècles suscite généralement la méfiance - elle avait moins de soucis avec Treag qui partageait son sort.

" Si je vous dis que cela fait trois siècles, vous me croiriez ? Il semblerait qu'en plus d'affecter nos corps, notre souci commun refuse de nous laisser dépérir naturellement... "

Une malédiction à tous les égards à ses yeux, son existence aurait dû s'achever presque deux-cent-cinquante ans plus tôt. Mais elle était désormais contrainte de poursuivre sa lutte malgré le temps qui passe, contre la corruption et la profanation des forêts.

" Alors je suis restée ici pour protéger cet endroit de la corruption qui m'a tant pris, avec l'espoir de voir revenir un âge plus prospère... Et vous, vous vous battez également pour quelque chose ? "