L'explication de Treag concernant ses capacités de tutrice firent sourire la druidesse, qui se retrouvait elle aussi dans ces paroles. La patience avait été son fort à une époque, plus maintenant, et elle ne s'imaginait pas capable de jauger quelqu'un avec calme et patience de nouveau. Elle se sentait mieux, maintenant qu'elles avaient commencé à discuter plus informellement, plus posément, et elle balançait ses jambes doucement dans l'eau, créant des ondes à la surface de la mare.

" Je pense que je n'aurai pas de problèmes de nerfs pour vous supporter, Treag. Et heureusement, parceque oui j'ai bien peur que cela nous maintienne en vie, d'une manière ou d'une autre. Si ça n'avais pas été le cas, je serais poussière à l'heure qu'il est. Donc vous comme moi, nous ne sommes pas prêtes de rendre l'âme. "

Mei ne comprenait pas ce que la géante entendait par brûler la chandelle, ça lui semblait incongru comme formulation, puisqu'on utilisait celle-ci normalement pour parler de sa propre vie. Mais elle pouvait s'imaginer des choses. En tant que corrompue malgré elle, elle s'était plusieurs fois dit qu'elle pouvait se battre au mépris de sa vie si cela permettait d'avancer dans son objectif de protection de la nature. Peut-être était-ce là ce que voulait dire la guerrière ?

Après quoi elle lui partagea son objectif. Difficile de juger la femme à la peau rouge, mais aux yeux de la chose des forêts, on aurait cru qu'elle l'avait pris pas défaut. Ceci étant, elle avait rencontré un élu. Ils étaient supposés être les sauveurs du monde, Mei ne savait trop quoi en penser en repensant à Nora, et de manière générale elle n'avait jamais eu d'opinion à leur sujet, mais s'ils pouvaient vraiment faire revenir la paix et l'espoir dans le monde... Mei choisit plutôt de la taquiner, d'une voix amusée, sur ses choix de défense et de combats.

" Protectrice d'élus et des envahisseurs d'Arvandor ? Vous avez choisi un combat meilleur que l'autre ! "

Après quoi, la druidesse tendit une main, essaya de faire pousser une plante à côté d'elle cachée aux yeux de la demi-géante... Peine perdue, seule une brindille torturée et épineuse répondit à son appel. Elle reporta son regard sur sa comparse.

" J'aime le calme de la forêt la nuit, malheureusement il est souvent troublé par les combats nécessaires... Ces envahisseurs qui ont essayé de vous utiliser contre moi, ça vous dirait d'aller leur donner ce qu'ils méritent dès maintenant ? Ils doivent probablement attendre votre retour, et j'ai bien envie de vous aider à leur faire comprendre que ce qu'ils font est mal. "

" Chacune sa perception de la justice, c'est bien le problème avec ce terme : au final, personne n'est d'accord pour l'appliquer de la même manière. "

Vivant recluse depuis très longtemps, Mei en était venue à se méfier du concept de justice, subjectif à chacun. Les arvandiens par exemple devaient considérer comme justes leurs invasions et l'exploitation des territoires occupés, là où elle voyait comme juste de les tuer pour cette même raison. Mieux valait avoir un but à ses yeux, et se tenir à l'accomplissement de celui-ci sans s'encombrer d'une morale souvent biaisée. Si la morale était une chose fixe, on les verrait toutes les deux comme des monstres pour ce que la corruption avait fait d'elles, sans prendre en compte leurs actes.

" La fête... Ca m'arrive rarement je l'avoue, mais nous pourrons fêter notre victoire si vous le voulez, je suis certaine que vous savez rendre les choses intéressantes. Si vous voulez qu'on les laisse en vie, soit, la peur est une arme efficace également. "

Mei savait qu'elle ne tiendrait pas nécessairement promesse, la bête en elle était puissante et pouvait facilement prendre le dessus, la poussant à tuer les profanateurs, mais elle ferait au mieux. Elle savait que parfois la guérilla et la peur étaient nécessaires, et dans son cas de combattante solitaire, préférables. Cependant, elle préférait ne rien dire à la géante de son mal, de la corruption qui la rongeait, ne sachant comment elle réagirait. Alors, elle se transforma, les feuilles dans les arbres se mettant à bruisser sous l'afflux de sa magie, se faisant l'echo de sa voix évanouie. La bête ne pouvait pas parler, derrière son crâne de cervidé aux orbites vides. Accroupie, la chose à mi-chemin entre l'ursidé et l'humain regarda un moment Treag, sans rien dire, sans manifester d'agressivité. C'était toujours la druidesse, sous cette peau corrompue. Et puis, elle se dressa sur ses pattes arrières pour se mettre en marche.

La suite ne fut qu'une formalité, que pouvaient faire des bucherons contre le monstre cauchemardesque qu'on avait dû leur décrire, et une demi-géante aux allures de diablesse ? Mei tint majoritairement sa promesse de ne pas les tuer, les laissant fuir pour la plupart. Mais il fallait un exemple, le téméraire qui se dressait contre elle avec sa hache brandie serait cet exemple. Alors que les autres, terrorisés fuyaient, les ronces s'emparaient de leur collègue, le trainant vers la créature, et vers son funeste destin. Ses cris paniqués résonnèrent dans la clairière, mais ils s'éteindraient bientôt, quand il serait à portée de griffes de la créature. Quand le silence fut enfin revenu, Mei, pas le moins du monde désolée pour ce qu'elle avait fait, se changea de nouveau avant de regarder Treag.

" Une bonne chose de faite. Malheureusement, ces transgressions sont monnaie courante. "

Mei s'était attendue à des réprimandes, elle qui avait tué ce bucheron au lieu de le laisser fuir, gagnée par la rage qui battait dans sa poitrine, écho de la rage des forêts. Il n'en fut rien. La demi-géante, de manière étonnante, jugea qu'il ne servait à rien de faire d'esclandres, de se faire la guerre sur une chose qui était faite et que rien ne réparerait. La druidesse corrompue n'avait pas de remords vis à vis de ce qu'elle avait fait, et défendrait sa position bec et ongles s'il fallait. Puisque ce ne serait pas nécessaire, elle n'avait qu'à remercier silencieusement Treag pour son acceptation. Elle n'était pas une sanguinaire assoiffée de sang et de massacre, elle ne fêterait effectivement pas cette victoire, mais elle ne la pleurerait pas.

" Oui, ce n'est qu'un combat, un seul, mais il y en a tellement à mener... "

Arvandor ne lâcherait pas de terrain, et ne quitterait pas cette forêt. Ce constat était le pire de l'existence de Mei, de se dire que peu importe ce qu'elle ferait, Arvandor serait là, car seule elle n'avait aucune chance. Elle y passerait sa vie, elle en était persuadée, parcequ'elle ne savait pas quoi faire d'autre que la dédier à défendre ce qu'elle n'avait pu protéger à Xing Alda. Une fin bien sombre, un avenir bien sombre. La druidesse passa au-dessus du cadavre, pour lequel elle n'avait aucun regret, avant de s'approcher des arbres entamés par les haches des avares du royaume de l'épée. Elle posa sa main sur l'écorce, ferma les yeux, commença à fredonner de nouveau une chanson, pareille à une lamentation. Après quelques secondes, elle s'arrêta et se tourna vers Treag.

" Jadis, je chantais pour rendre la vie à la nature. Mais elle ne me réponds plus, je ne peux plus guérir les blessures de la forêt... Je ne peux que voir ses ennemis la détruire petit à petit. "

Elle ne pouvait pas expliquer à cette femme un peu simple d'esprit, attendre d'elle qu'elle comprenne la douleur et la difficulté d'une situation si critique pour elle. Elle était coupée de tout ce qui avait fait sa vie, et c'était un poison qui la tuait lentement. Combien de temps tiendrait-elle encore ? Elle n'y pensait pas, les siècles avaient fait leur travail pour lui faire oublier sa lente agonie.

" Désolée, j'ai jeté un froid sur cette soirée. "

" Oui, tout ça c'est la faute de la Corruption qui nous souille, et votre sollicitude n'y changera rien. "

La réponse de Mei était sèche, presque véhémente, alors qu'elle tournait la tête vers la demi-géante. Que pouvait-elle y savoir après-tout ? Visiblement, le mal qu'elles partageaient ne les avait pas affectées de la même manière. Et puis son expression s'adoucit alors qu'elle réalisait la colère qui grondait en elle, et que celle-ci n'avait aucunement lieu d'être dirigée vers Treag. Elle se sentit honteuse de cet accès de colère alors même que la barbare ne la jugeait pas à mal d'avoir tué une personne de sang froid. Détournant le regard, elle s'excusa faiblement.

" Désolée... Je me suis laissée emporter. "

Mais une tape amicale sur le dos lui fit relever la tête, un peu surprise par le contact soudain et imprévu. Décidément, la géante avait le parlé comme le contact très facile, et savait y faire pour mettre les gens à l'aise. Elle sourit alors, haussant les épaules à sa question. C'était toujours difficile pour la druidesse d'y répondre, sachant que sa vie entière était tournée depuis des siècles vers la protection de cette seule forêt géante, et donc qu'elle n'avait jamais rien envisagé d'autre dans sa vie. Cela la forçait à réfléchir à son quotidien, et elle n'aimait pas vraiment ça.

" Je pense oui, tant que la forêt aura besoin de protection, je serai là pour la défendre. Je protège moi aussi notre monde, à ma manière, en quelque sorte. Mais avant cela, je pense que je vais rendre le corps de cette personne à la nature qu'il a souhaité profaner, un juste retour des choses... "

Mei respectait le vivant, fussent-ils des chiens d'Arvandor venus récolter du bois et de la sève dorée. Elle le placerait quelque part où ses restes pourraient nourrir la terre et servir de terreau à la vie de nouveau, elle ne pouvait pas décemment le laisser ici, mutilé et à la merci de bêtes corrompues, ou bien à disposition des arvandiens qui pourraient l'emporter ailleurs pour le mettre dans un cercueil. Mais elle aussi se laissa ensuite gagner par un peu plus de légèreté.

" Vous devez repartir, ou bien vous avez le temps pour un petit-dejeuner au son d'une chanson ? Promis, je ne vous demanderai pas de m'accompagner en chant. "

Dans ses affaires posées plus loin, Mei avait de quoi offrir un repas frugal à la géante, en espérant que celle-ci ne mange pas pour dix. Un peu de feuilles de thé, de la viande séchée, des fruits et des baies en profusion... C'était toujours ça de pris, car à Cerah, Treag ne trouverait sans doute pas de restaurant hors de l'Orée d'émeraude.

Après avoir pris un peu de temps pour pouvoir redonner le corps du bûcheron à la nature, de sorte que sa chair serve de terreau à une vie renaissante, Mei put revenir voir la géante. Elle, elle n'enterrait pas les corps, ou plutôt, elle les laissait aux soins de la nature, qui était la plus efficace pour se charger de faire le maximum de cette perte. Qu'il s'agisse de nourrir les charognards ou de favoriser la croissance de futures plantes. De retour auprès de la guerrière géante, la druidesse rit un peu à sa remarque. Comment avait-elle pu imaginer ne serait-ce qu'une seconde qu'elle eut pu se contenter de baies, fruits et graines ?

" Disons un amuse-bouche alors ! Je crains de ne pas avoir de quoi vous sustenter malheureusement, mais vous aurez au moins de quoi tenir jusqu'à l'Orée d'émeraude. Vous savez, parfois ce n'est pas nécessaire de consommer de la viande rouge pour avoir un apport de protéines... N'allez pas croire que je sois végétarienne, mais la viande se conserve très mal pendant que je voyage... "

La vie à Cerah étant principalement nomade, ne pas conserver trop de viande était autant une mesure de praticité que sanitaire. Elle emmena tout de même la demi-géante à l'écart, là où elle avait bivouaqué la nuit, avant tous ces évènements. Un petit carré d'herbe où sans doute de nombreux angias étaient passés avant elle, au vu de l'herbe couchée et rase. La druidesse se mit alors en tête de préparer à la va-vite un petit repas à base des maigres portions de viande qu'elle avait, le tout cuisiné au jus de baie sur un feu qu'elle fit rapidement, démontrant une certaine habitude à la vie en milieu sauvage. Pendant toute la préparation, elle fredonna des chansons qu'elle connaissait, qu'il s'agisse d'anciens chants aldani, ou de rythmes plus récents appris auprès des cerrans.

Une fois son plat prêt, elle servit le tout dans une petite coupelle de bois à la demi-géante, le bol faisant pâle figure dans la grande main de la géante à la peau rouge, elle n'aurait clairement pas de quoi manger à sa faim. Si le plat semblait peu ragoûtant visuellement, il s'avérait riche en saveurs, du moins si elle ne l'avait pas raté, la druidesse étant plus concentrée sur ses chansons que sur sa préparation.

" Vous devriez trouver de quoi vous sustenter sur la route, j'ai bien peur que ça ne soit vraiment pas suffisant pour subvenir aux besoins d'une gaillarde comme vous ! "

Mei était habituée aux repas légers, sa carrure le montrait, nul doute que Treag aurait à faire appel à l'hospitalité des cerrans pour la suite de son voyage afin de glaner quelques provisions. Mais la druidesse était tout de même heureuse de partager ce maigre repas avec quelqu'un de si abordable et simple.

" Entre la faune corrompue, la Tour qui surplombe le bosquet de la fleur des lacs, et Arvandor qui s'insinue dans notre territoire pour le faire sien, il y a fort à faire pour éviter à Cerah de tout perdre... Dire que ce royaume est pourtant celui qui porte l'Arbre Millénaire, quoi qu'il puisse représenter pour cet âge... "

" La nature pourvoit aux besoins de tous, si vous laissez de la viande, nul doute que des animaux sauvages viendront la dévorer pour vous, en effet. Mais est-ce vraiment avec ce but altruiste en tête que vous laissez de la nourriture ? "

Le ton de la druidesse était amusé, signe que sa question tenait plus de la taquinerie que d'une réprimande concernant le gaspillage. La viande, Mei en consommait elle aussi, elle n'était pas au régime végétarien, mais elle se fournissait avec parcimonie, avec respect pour la nature. Chacun sa méthode, Mei ne jugeait personne pour cela. Elle finit par servir le maigre repas qu'elle avait pu préparer, et la tête que lui livra la demi-géante la fit sourire, sa spontanéité étant contagieuse. Bon, il fallait bien avouer qu'il y avait peu à manger pour une grande gaillarde comme elle, mais ce régime frugal expliquait la minceur de la bête des forêts.

" De rien, ici à Cerah les dons et les partages sont monnaie courante, je ne fais pas exception à la règle ! Désolée de ne pas pouvoir vous nourrir plus que cela, je n'avais pas vraiment prévu d'invitée pour ce soir. "

Elles mangèrent ainsi dans leur petit bol pendant un temps, en profitant seulement du petit matin qui arrivait, éclairant peu à peu le ciel. La journée serait sûrement un peu fraiche, mais il ferait beau, avec le temps et l'expérience, Mei avait pris l'habitude et savait à peu près sans se tromper donner la météo. Et puis ce fut Treag qui rompit de nouveau le silence, visiblement bien plus habituée à parler et supportant moins le silence. Encore une fois, sa jovialité faisait plaisir à voir, mais elle montrait aussi qu'elle était capable d'avoir un regard critique sur la situation de la forêt.

" Cerah est un petit royaume, il n'a pas la grandeur de ses voisins et n'a d'importance que pour l'Arbre en son centre à leurs yeux. Les forêts ne sont pour eux que des zones à défricher pour y installer leurs cités, ils n'y voient que le danger, pas la beauté. J'ai peur de ce que cet endroit finira par devenir... Mais je me battrai pour lui. "

Elle se leva à son tour, prête à partir elle aussi après avoir étouffé les braises.

" Bon vent alors, Treag, et... Merci, de m'avoir écoutée. "

Elle se retourna, partit dans l'autre direction, mais avant de se métamorphoser pour reprendre sa route, elle se retourna.

" Si on vous parle de la bête des forêts... Ne dites pas que vous m'avez vue ! "