Il est de ces instants de pure exaltation ; ceux où les esprits s’échauffent à l’unisson et où les idées fusent. Pendant ces moments, que ce soient des minutes, des heures, des jours, les barrières tombent. Il n’est plus “le petit bâtard d’Iter”, il n’y a plus de jalousie, juste des échanges d’idées, de la Créativité, la beauté de ce qu’ils construisent ensemble à la gloire du Roi.

C’est une base de Bellator, mais plus grande, plus armée. Ce sont des automates partiellement intelligents, que pourront chevaucher les Inquisiteurs sans s’inquiéter de gérer la route, les obstacles. Le futur des machines de guerres de Clara Nocte.

Dans les champs d’Argent, il y a deux prototypes, et l’effervescence autour d’eux le rend presque fébrile. Calignis s’imagine déjà présenter le produit fini à son Roi, et peut-être, même, tester avec lui seulement la puissance de cette nouvelle bête…

Alors, quand on lui propose de tester le plus massif des deux, alors qu’il est en train de faire des réglages sur l’autre, il n’hésite pas. Il sait qu’il a moins de mal à mettre la main à la pâte, peut-être, qu’il a plus l’habitude. Ce n’est pas important. Il croit voir la reconnaissance des autres dans ce geste, l’acceptation, et il grimpe, s’installe, allume la bête dont l’arcanite fait se mouvoir les membres.

Alors qu’il grimpe, avec ivresse, qu’il confirme que tout tourne bien, il ne remarque rien. Il est stupide, aveugle, il ne réalise pas qu’il a oublié son rituel, sa vérification usuelle, et peut-être qu’il n’aurait rien vu, peut-être qu’il n’aurait pas compris. Les regards échangés sont sans importance par rapport à la finesse de leur Art combiné.

Et quand le coeur d’Arcanite s’emballe, que la machine se redresse, s’enfuit avec lui sur le dos, il ne comprend pas. Il n’entend pas les rires, il file, trop vite pour oser sauter. Il réalise rapidement qu’il ne contrôle rien - comme si le Bellator Aries avait été programmé - et la plaine d’Argent file sous ses yeux.

Il lui faut un instant pour comprendre, réaliser, jurer entre ses dents. Alors qu’il cherche à accéder aux contrôles de la bête, à moitié couché sur celle-ci, il réalise qu’il faudrait aller dessous, accéder au plastron directement. Délicat.

La plaine file, le barrage, la lune rougit sous son regard inquiet, alors que le dos de la bête s’ouvre enfin - pour le laisser accéder par au-dessus aux commandes. Quand celle-ci s’arrête,  le mouvement est brutal, l’envoie valser au-dessus. Ou du moins, il croit avoir réussi à l’arrêter… Mais non. L’Aries se retourne vers lui, montrant sa bonne capacité à viser automatiquement.

“Génial… ”

Calignis ne bouge plus. Il compte les secondes, évite le premier tir de justesse en se tordant une cheville, se rue vers la machine rendue folle. Les canons se rechargent un peu lentement, c’est un point à revoir, juste le temps de tirer sur le plastron encore mal fixé - c’est un prototype après tout - et plonger sa main mécanique dans le coeur d’Arcanite bleuté qu’il arrache d’un mouvement sec.

Le coeur dans la main, il contemple la machine. C’est l’amertume, puis le découragement qui lui pique les yeux. Stupide homme, d’avoir cru être accepté par ses pairs.  

Votre œuvre se dresse là, corrompue, signe d'une bataille qu'Ananda a remportée sur ce pays qui a chassé les premiers Anarkhias. Tu reviens souvent par ici pour apprécier le décor, laisser quelques créatures corrompues se balader et oser grignoter davantage de territoire. Entre tes doigts, une fleur fanée y est piégée et, rapidement, elle devient d'un ennui qui te pousse à trouver autre chose à faire.

Pourtant, tu n'as aucune envie de te défouler. Tu veux juste rester là, à attendre que le temps passe ou qu'on te rappelle à la tour ; sans leader pour te dire quoi faire, c'est aux archidiacres de te donner des ordres, et… Votre coopération n'est pas forcément la meilleure de ton côté. Tu préfères rester indépendant, n'en faire qu'à ta tête, coincé dans ton monde déraisonnable à rêvasser des futures conquêtes.

Et ici, c'est comme si tu pouvais voir le palais noctem de plus près.

Ça te fait doucement délirer et tu restes dans ce sentiment de confort et de bonheur te berce un moment. C'est à peine si tu es sorti de ta bulle par les bruits mécaniques d'une machine qui ne tarde pas à s'arrêter en urgence. Puis un tir.

Cette fois-ci, tu te redresses, alerté par les bêtes qui s'éloignent de cette machine infernale. Les mains dans le dos, la curiosité te gagne et tu te faufiles assez près pour pouvoir admirer les courbes métalliques, puis le cœur arraché de la machine entre les mains d'un homme à l'air familier.

Cet ami qui t'a abandonné alors que vous vous amusiez tellement.

« Ingénieur. »

Combien de décennies sont passées avant cette nouvelle rencontre ? Tu n'as pas cherché à compter, mais tu lui en veux énormément. Tu tires la moue et tu lui fais rapidement comprendre que quelque chose ne va pas, que tu attends des excuses. Ta langue claque et tu restes inquisiteur, le langage corporel déjà agressif envers lui.

« Vous me ramenez une offrande après tant d'années sans nouvelles ? Je ne sais pas si je peux l'accepter. »

Tu le fixes de tous tes yeux, le corps vibrant de pulsions que tu retiens au dernier moment.

« Mon culte a du mal à pardonner aux fuyards… »

Comme si la situation n’était pas assez pourrie comme ça ; Calignis sent une sueur glacée rouler le long de sa colonne. Cette voix, elle a hanté ses cauchemars plusieurs années. A l’époque, il n’était qu’un gosse qui pensait être adulte. A présent…

A présent, qu’est-il exactement ?

Alors qu’il se retourne, son expression se referme. Il lui semblait que l’absurdité était plus grande. Ses peurs avaient transformé, grandi, ce qui au final n’est qu’une petite chose difforme.

“Ne vous donnez pas cette peine ; ce n’est pas pour vous.”

Il sait pourtant ; il devrait être plus mesuré dans ses propos, moins orgueilleux. Il n’est pas en position de supériorité, même si son bras se transforme à présent en arme. Comme s’il savait s’en servir. Dans la théorie en tout cas, oui, mais après ? Il n’a jamais tiré sur personne, et pourtant l’idée lui traverse déjà l’esprit.

“Pour fuir un culte, il faut en faire partie. Ca n’a jamais été mon cas. J’étais parti parce que ma place était dans la maison de mon père.” adoptif manque-t-il de rajouter. Comme si cette distinction avait un jour eu de l’importance.

L’ingénieur n’a pas besoin d’être devin pour sentir l’agressivité qui découle de l’être corrompu. Il ne sait pourtant pas quoi faire ; il ne peut pas se fondre en courbettes, il ne peut pas se cacher derrière un statut qui ne lui apporte rien de particulier, sur l’instant.

Alors il se détourne, pensif, à regarder le Bellator Aries. Pour repartir, il n’a qu’une seule option : réparer la bête sans outils. Il peut y arriver. Reprendre la programmation, refaire fonctionner le coeur. Un travail titanesque, mais il n’a pas vraiment le choix…

“Je ne partirai jamais avec vous ; ma place est à Clara Nocte, auprès du roi, à construire des bêtes que vous ne seriez pas capable de comprendre ou imaginer.”, son ton est un peu trop sec. Il soupire. “Je ne pensais pas vous revoir. A dire vrai, je n’aurais pas eu les notes dans mon carnet, j’aurais même songé que vous n’êtiez qu’un mauvais rêve.”

Assis face au Bellator, il réfléchit, fait le point. Dans son dos, la créature lui donne la chair de poule. Il refuse simplement de le montrer…

Son insubordination fait immédiatement vibrer tes ailes, laissant une légère mélodie inquiétante se perdre dans les airs. Ta position pourrait vite lui faire comprendre que tu n'es pas vraiment là pour rigoler bien longtemps, et ce, malgré ta petitesse comparé à lui. L'espace d'un instant, c'est la machine qui semble plus t'intéresser que l'humain, mais finalement, revoir un visage familier, et ce, malgré autant d'années, ça te fait doucement rire.

« Vous revenez donc les mains vides… Le pays de la Lune ne vous a-t-il donc pas appris à offrir un présent aux divinités que vous rencontrez et priez ? »

Son histoire ne t'intéresse pas, et les vibrations se font moins supportables. La patience, aujourd'hui, semble avoir quitté tout ton être, ne laissant ainsi qu'une masse corrompue et particulièrement avide. La simple vue de voir l'ingénieur se détourner pour s'occuper de sa machine t'arrache un rugissement qui ne devrait pas sortir d'entre les lèvres d'une telle bête.

« Regardez-moi quand vous me parlez. »

Oh non, tu ne lui laisseras pas le temps de faire repartir la machine. Pas tout de suite. Cette fois-ci, la distance naturelle imposée face à tes interlocuteurs semble ne plus être d'actualité. Tu te rapproches à ton rythme, jaugeant les dangers qui pourraient te mettre à mal si tu conserves cette forme insectoïde recouverte de feuillage vicié.

« Quel affront. Quelle déception. Je pensais avoir un ami que j'avais hâte de revoir, mais je vois que vous ne m'acceptez pas. »

L'orgueil de l'ingénieur te frappe en plein cœur. Tu pourrais pleurer si tu avais les pieds sur terre, si tu n'étais pas persuadé d'être la clé d'une énigme dont seul toi connais l'énoncé. Si tu n'étais pas assez près de lui jusqu'à maintenant, en quelques secondes, te voilà qui vient saisir ses cheveux pour les tirer vers l'arrière et observer les entrailles de la machine. Tes autres mains viennent l'envahir, se poser ici et là, dont une contre sa gorge que tu commences déjà à masser en posant deux doigts contre la jugulaire.

« Votre cœur bat pourtant si vite. N'est-ce pas là un signe d'adoration ? Regardez-moi, implorez-moi. Vous ne sortirez pas d'ici indemne. Et si je vous autorise à repartir… J'espère que vous irez partager votre dernière expédition avec tous vos proches. »

Tes doigts s'enfoncent légèrement. Tu sens des parties bien plus dures que d'autres et quand tu te penches pour espérer l'observer, tu tiens à ce qu'il te voit d'aussi près que possible. La frustration de tes ailes continue, s'intensifie même. Tu veux que tous ses sens comprennent ce qui se tient contre lui.

« Laissez la machine. Abandonnez-vous. »

Oh non, il y a des jours où l’ingénieur ferait mieux de se taire ; de laisser la frustration et la colère dans un coin, de s’écraser sagement. Dos à la créature, il roule des yeux, frustré, stressé, agacé par la situation. Sans réelle manière d’exprimer sa frustration, il ne peut que s’agacer un peu plus de ce que lui dit celui qui pourtant l’avait terrifié auparavant.

“Je prie la Lune et le Roi ; vous n’êtes ni l’un ni l’autre.”

Il faut pourtant s’écraser, toujours. Etre sérieux, accepter sa place, silencieux, sage… Le bourdonnement accélère les battements de son coeur, et le rugissement le fige. C’est comme si ses organes internes chutaient vers ses pieds. Alors pourquoi s’obstiner, pourquoi lever sa main mécanique pour répondre à l’ordre d’un simple doigt tendu bien haut ? La colère et l’orgueil ne sont pas de bons compagnons.

C’est pourtant un couinement outré qui s’échappe des lèvres de l’ingénieur lorsque ses cheveux sont tirés en arrière. L’intrusion le fait se débattre, sèchement, alors qu’il refuse de céder. Pourquoi ?Il sait bien qu’une fois rentré au palais, il jouera la carte du “ohlàlà comme c’est surprenant, vraiment la faute à pas de chance ce malfonctionnement !” tout sourire. Il sait bien qu’il s’écrasera, sans preuve, qu’il n’aura pas le choix. Alors il n’arrive pas à le faire plus, alors qu’il devrait. Les menacent le glacent, les mains le touchent, le font leurs, et lui déteste ça.

“Lâchez-moi !!”

Calignis aurait voulu crier. Sa voix n’est qu’un froissement outré dans l’air vicié par la lune rouge.

Son si brillant esprit, lorsqu’il s’agit de créer, construire des choses qui défient toutes les lois du monde, se recroqueville ; la peur le grignote, la certitude que personne ne viendra. Qui réaliserait qu’il n’est pas rentré avec les autres ? Préviendraient-ils, à retardement, en trouvant des excuses pour que quiconque arrive trop tard ? Pourquoi n’a-t-il pas sa gemme de liens, pour appeler Lise à l’aide ?

Mais il faut revenir à la raison. Personne ne viendra pour lui. Accepter, laisser tomber le coeur au sol ; lentement, Calignis suit le mouvement. Son coeur bat si fort qu’il lui semblerait presque qu’il va vomir. Cela éloignerait-il l'abjecte créature ?

“Allons, nous savons tous les deux que je peux implorer, vous regarder, cela ne changera rien… ”

Il doit s’en sortir seul ; il doit parvenir à…

Son bras mécanique se tend, entre l’être de corruption et lui.

C’est sûrement stupide.

“Je ne suis plus ce gosse terrorisé de l’époque ; et vous ne m’aviez déjà pas eu alors… ”

Sa main se transforme, il n’a jamais utilisé son arme pourtant minutieusement créée en conditions réelles.

Et il tire, comme il peut, en espérant toucher.

L'animosité soudaine dont tu fais preuve ne vient pas de nulle part. Tu détestes qu'on te tienne tête de la sorte. Et en plus, tu sembles convaincu que cet ingénieur ne voudra vraiment pas changer d'avis. Alors, puisqu'il est sur ton territoire, en train de déranger la nature corrompue, tu vas devoir lui faire payer cet affront. Même si tu souris, les crocs gigantesques qui se dévoilent ne disent rien de bon ; et surtout, tu ne souris pas avec les yeux.

Tes yeux sont d'ailleurs tous rivés sur lui. Sur sa peau. Sur ses cheveux. Tu détailles tout, tu notes tout dans un coin de ta tête. De tes autres bras libres, tu tentes maladroitement de l'attraper, de le faire tien pour qu'il ne tente rien de mauvais. Mais c'est déjà un peu tard, tu le sens qui tient à la vie. Oh, que tu le comprends.

« Je ne lâche que mes fidèles. Il va falloir vite arranger ça, ingénieur. »

Même si tu gardes les bêtes éloignées de ta pauvre victime, une effusion de sang, et elles pourraient se rameuter à plusieurs pour tenter de pouvoir en laper quelques gouttes. Tu roules les yeux instinctivement, le secouant machinalement pour le réveiller et lui mélanger les idées.

« Sauf que maintenant, je suis bien plus- »

Le tir part. Le bruit te coupe dans ton élan, encore plus dès que tes nerfs t'indiquent que quelque chose ne va pas. Lentement, un liquide épais et corrompu s'écoule de la blessure encore brûlante par l'arme. Si ça t'étonne un petit moment, assez pour que tes ailes cessent de bourdonner, dès lors que tu reprends conscience, tout semble changer chez toi.

« Ah… » Une petite pause. « Je vois. »

Donc l'ingénieur ne souhaite pas parler. Alors tu ne vas pas tergiverser.

En un instant, toutes tes mains lui fondent dessus. Et même si la force physique vient à manquer en cas de lutte physique avec lui, tu as d'autres armes. Et en plus, tu es agacé. La douleur te galvanise, tu la sens qui brûle et qui irradie avec douleur autour de l'impact. Tu n'as pas crié, mais à la place, des grognements gutturaux s'échappent de ta gorge dans une grimace tout en crocs.

« Je vais vous éventrer, ingénieur. »

Mais tu veux également jouer avec la nourriture. Il suffirait d'emprunter les traits d'un Carnifex pour en finir avec lui, arracher chaque chose qui dépasse de son tronc pour en faire une charpie, mais tu te retiens. Le chant de tes ailes reprend frénétiquement, libérant petit à petit les écailles miniatures qui les recouvrent.

« Vous allez souffrir. Vous allez me supplier. »

À l'instant même où tu le relâches, c'est pour le repousser violemment au sol. Tu cherches à détruire son équilibre pour venir l'attaquer, ton corps criant cette rage contenue. Peu après, tu te jettes de nouveau sur lui, laissant la violence s'exprimer seule. Tu n'as plus envie d'être clément alors que tes ailes viennent se reposer sur l'ingénieur pour venir y déposer les spores en plus grandes quantités.

Rien d'alarmant pour le moment.
Mais dans quelques minutes, peut-être qu'il faudra s'en inquiéter.

« DÉFENDEZ-VOUS SANS ARME ! FAITES FACE À L'ASPECT DU CAUCHEMAR DANS LES RÈGLES DE L'ART ! »

Une chose est certaine : il faut partir, rapidement, sans laisser aucune information précieuse sur le terrain. Il n’est pas question de laisser le Bellator Aries aux mains d’une telle créature. Ce serait pourtant plus sage, de prendre ses jambes à son cou, tant qu’il possède encore les uns et les autres. Mais Calignis n’a jamais été sage, n’a jamais su quand la fermer ou quand se retirer.

Quand éviter de tirer, pour éviter de déchaîner la bête.

Presque aussi surprise que l’autre d’avoir touché, il a un instant de flottement, où il ne sait que faire. Il cligne des cils, les yeux rivés sur ce qui coule de l’être et qui n’a rien à voir avec du sang. Il devrait en profiter. Lui montrer qu’il est sérieux. Tirer à nouveau. Il n’en sait rien.

“L… Laissez-moi.”, il n’y a pas de “sinon”, pas de menace. Brièvement, il espère que ça suffira pour montrer qu’il n’est plus ce gamin terrifié - réellement ?

Un pas en arrière. C’est tout ce qu’il arrive à faire, avant de crier. Il ne réalise pas qu’il est plus fort, plus grand que son adversaire. La corruption qu’il représente le terrifie bien plus qu’il ne voudrait l’admettre. Les menaces ne sont peut-être que ça, des menaces en l’air, mais elles entrent dans son esprit avec un aspect de Vérité dont il ne parvient à se défaire. Et que lui reste-t-il, alors ? Son égo vacillant, son orgueil, sa grande gueule qui ne sait qu’aboyer plutôt que mordre.

“Détruire ce que vous ne pouvez avoir ? Vous n’êtes qu’un gam…”

Il choit sous la poussée, tousse les spores et la poussière, recrache, sans classe, un filet de bave qui vient lui maculer le menton. Il n’arrive pas à réfléchir, il recule en rampant, salissant ses vêtements contre le sol boueux jusqu’à cogner contre la jambe de l’Aries. La peur se lit dans ses yeux, alors qu’il se terre contre ce qu’il a voulu construire pour son Roi. Statue immobile, sans coeur, incapable de lui venir en aide.

Ses oreilles entendent, mais son cerveau refuse de comprendre. Ses mains se jettent en avant, l’arme elfique dont il devrait pourtant être fier oubliée au profit de doigts inutiles qui cherchent à tenir, accrocher pour mieux éloigner ce qu’il n’arrive pas à appréhender. Même sa chère logique, qui ne fonctionne pourtant pas si souvent, l’a abandonnée.

Seul, absolument seul, face à ce qui ne devrait pas exister, ses mots deviennent une litanie appelant à ce qu’on le laisse tranquille, les caresses des ailes lui tirent des hoquets effrayés, alors qu’il continue à se débattre sans réflexion. Pitoyablement, son esprit se tend vers une unique personne, avec l’espoir vain qu’elle apparaisse soudainement pour le sortir de là, contre toute probabilité, toute logique, alors qu’il ramène ses bras pour se protéger le visage.

“Alter… ”

Impossible de te calmer. Il est rare que tu sois blessé, encore plus rare qu'un insecte de son genre réussisse à faire couler la sève corrompue qui remplace ton sang. Tu grimaces encore, le calme ne reviendra pas tant que tu n'auras pas rendu cette douleur que tu ressens au centuple à ta victime. Les spores ne lui feront probablement pas assez mal selon ton propre jugement, justicier improvisé et aux raisons d'agir discutables.

Il est rare que tu perdes le contrôle de ta personne pour agir ainsi, tes doigts s'enfonçant ici et là, cherchant les points faibles de l'ingénieur. Si la force physique manque clairement face à quelqu'un comme lui, la rapidité de tes membres qui s'acharnent sur lui te permettent de créer l'illusion que tu pourrais le vaincre à mains nues sans avoir besoin d'appeler du renfort pour t'aider à soulever les chairs de ton ami qui vient de te décevoir.

« Je ne vous lâcherai plus. Vous m'avez agacé, vous allez le payer. »

Même si tu as cessé de crier, tout chez toi continue de le faire. Tu ne veux plus le laisser tranquille, le harcelant de bruits dignes d'une cacophonie dont on ne pourrait même pas extraire un son familier, le brouhaha de tes ailes se joignant à l'orchestre macabre. Ton spectateur ne semble pas apprécier ton traitement, et tant mieux, tu ne comptes pas t'arrêter en si bon chemin.

« Puis après, je ferai de votre machine mon nouveau petit jouet. »

Ou pas, en fait. Cette technologie se détache bien trop de la corruption qui te sert d'énième jouet. Ta langue claque furieusement, tu t'approches de nouveau de ta victime qui ne souhaite que se protéger et peut-être survivre. Quel dommage, car tant que le sang coulera de ta blessure, tu ne parviendras pas à penser de façon logique. Tu n'es plus qu'une bête qui ne pourrait pas faire beaucoup de dégâts si l'on se défend, te poussant à cracher des miasmes à mesure que tu te défoules sur l'ingénieur.

« Quoi ? Je n'ai pas bien entendu. Vous priez, ingénieur ? Vous souhaitez qu'on vous sauve ? Oh, mais je peux vous sauver, vous savez ? Un petit tour à Galate et… Non, vous ne méritez pas. »

Non. Il mérite davantage de spores. Il te faut un petit temps avant de réellement les rendre dangereuses, la faute au manque flagrant d'entraînement. Tu n'en as pas besoin en permanence, alors te voilà à faire d'étranges mélanges sur sa chair, agrippant finalement ses mains pour les tirer sèchement et le recouvrir d'atroces choses en même temps.

« REGARDEZ-MOI ! REGARDEZ-VOUS ! Vous êtes horrible, HORRIBLE ! »

Car plus le temps passe, plus les parties recouvertes semblent être affreusement affectées. Même toi, tu as du mal à apprécier ce qui lui arrive. Il n'y a qu'un rire sardonique qui brise enfin le concert alors que tu viens empoigner ses oreilles et ses joues, les mains recouvertes d'une matière affamée.

« Non, non, je retire ce que j'ai dit. Vous ne voulez pas vous voir. JE SUIS VOTRE SEUL SAUVEUR ICI. »

Il n'y a plus de violence dans tes gestes. Tu ne bouges plus, les yeux rivés sur l'intrus du Barrage d'Argent.

C’est allé trop loin ; il n’y a pas besoin de grand chose pour réaliser qu’à présent, c’est trop tard. Personne ne viendra, personne qui s’en inquiète ne sait que Calignis est là. L’ingénieur a beau espérer, de tout son coeur, que comme par miracle son Roi arrivera, se dressera devant cette absurdité, rien ne vient. Et pourtant c’était leur rêve, depuis qu’il est au Palais ; offrir une vision neuve à ce monde trop vieux, lutter contre ce qui le pourrit, quitte à créer les pires abominations mécaniques.

Mais il n’y a personne pour se dresser entre la Corruption de ce monde et lui.

La réalité est là, hideuse, douloureuse, dans les pensées qui s’entrechoquent en perdant toute cohérence, dans la peau qui brûle de partout. La réalité n’est plus appréhendable par son esprit.

La terreur pousse l’ingénieur à obéir, les larmes dévalant sur ses joues se mêlant à la poudre infâme qui laisse des trainées brûlantes sur sa peau sombre. Il regarde mais il ne comprend pas, ne voit pas vraiment.

Il savait pourtant qu’il finirait seul, pathétique. Il peut remonter, loin très loin, et suivre du bout d’un doigt d’automate tout le chemin qui l’a mené là ; il n’y a d’autre coupable que lui-même.

Même ce sauveur-là, tout absurde qu’il soit, ne changera rien. Il pourrait tout aussi bien abandonner maintenant. Alors pourquoi ? Pourquoi n’arrive-t-il pas à ouvrir la bouche pour lui dire d’aller se faire cuire les ailes ? Pourquoi ce sont des suppliques, qui s’apprêtent à franchir ses lèvres ?

Mais il n’a pas le temps de parler ; une voix. Il la reconnait, mais n’a pas le temps de réellement réfléchir. C’est quelqu’un de connu qui vient pour l’aider. Sa réflexion ne va pas plus loin, qu’il enfle déjà ses poumons, respirant au passage cette pulvérulence toxique sans le réaliser.

“PITIE !! AIDEZ-MOI !!”

Il se débat, cherche à s’échapper… Parce qu’au final, Calignis n’est pas prêt à se laisser mourir.

Que tu t'amuses sur une pauvre victime qui ne demande qu'à repartir. Tu observes les spores faire leur travail petit à petit, leur laissant l'occasion de magnifier l'ingénieur qui a refusé plusieurs fois ta clémence derrière un orgueil qui aurait dû fondre face à toi.

Il n'y a rien qui t'arrête. Pas même les pas contre le sol vicié, ni même les bruits significatifs d'une armure. Ce n'est que quand la voix gronde que tu cesses de bourdonner, une brise portant un message bien funeste si tu ne lâches pas le noctem là, maintenant.

« Un ami de l'ingénieur ? » Tu te désintéresses immédiatement de ton jouet pour te tourner vers l'immense silhouette de métal. « Ici, la lune est de sang. C'est mon territoire, votre religion risible n'a rien à faire ici. »

Ni même ton ennemi. C'est à ton tour de laisser un certain orgueil te gagner, gardant les bêtes impies à distance en pensant pouvoir gérer l'elfe sans avoir recours à tes petits copains. Quelques secondes plus tard, te voilà sous les traits d'un Nagaraja ; non pas pour profiter d'une certaine mobilité, mais pour avoir plus de chances de ne pas finir coupé en deux au vu de ta véritable forme chétive.

Dans un sourire tout en crocs, tu n'attends pas pour déplacer ta masse en avant. Les pattes traînant dans la boue, tu n'hésites pas à lui en jeter sur l'armure dans un rire narquois, signe de la légèreté de la situation à tes yeux. Tu lui présentes un crâne durci par les écailles, les cornes vers l'avant, bien déterminé à le renvoyer chez lui pour en finir avec l'ingénieur qui semble avoir une nouvelle envie de vivre.

Dommage.