Nous aurions pu être là tous les trois ; il aurait eu cette expression un peu paternaliste, toujours douce, avec cette distance qu’il voulait garder entre lui et les autres, mais il aurait quand même été là. Et on l’aurait entraîné avec nous, on aurait tous fait semblant - sauf Jaana peut-être, qui aurait eu la “flemme”. On aurait dansé tous les trois, ils se seraient peut-être rapprochés, et j’aurais simplement été heureuse pour eux. J’aurais eu l’impression, pendant quelques heures, que rien n’était hors de portée de nos mains.

Sauf qu’il n’est plus là ; impossible de le venger, puisqu’il n’est pas mort au combat, on ne part pas en guerre contre un pays tout entier… Il n’est simplement plus là, laissant un vide que personne ne pourra combler. Alors, moi, je suis là, à tenir cette promesse futile pour lui dire au-revoir. Sans mon armure, dans une tenue qui rendrait presque les combats compliqués. J’essaie de ne pas me sentir trop ridicule en robe, en plein milieu de cette fête avalonienne. En plus, les chaussures à talon me font mal aux pieds. Pas l’habitude. Depuis quand j’ai pas mis ce genre de tenues, de toute façon ? L’armée sûrement.

Une gorgée du verre que j’ai attrapé, je chasse le souvenir pour me concentrer sur autre chose, ma manière de lui dire adieu, dans un sens. A moitié dans cette fête pourtant joyeuse, à moité perdue dans mes souvenirs. Jusqu’à voir une ombre, du côté de mon bandeau oculaire, et relever l’oeil restant vers un rouquin. Le genre à l’aura si brillante que tout le monde doit lui manger dans la main.

Sourire, alors que je m’écarte.

“Ah, pardon, j’avais pas vu que je dérangeais !”

Prête à m’écarter pour laisser passer les deux nobliaux sans faire d’histoire, mais ils se présentent et semblent plutôt motivés pour faire la conversation. Une seconde, peut-être, avant de me rappeler qu’ici je ne suis ni un chevalier, ni une guerrière. On ne se débarrasse jamais entièrement de son armure, bien sûr, et peut-être que la mienne est déjà bien trop rouillée autour de mon corps pour que je puisse m’en extirper réellement, même pour une soirée. Mais je dois essayer. Une inclinaison du torse, un peu trop militaire, mais c’est ce que j’ai été, après tout. Dans une autre vie.

“Messires de Lioncourt, c’est un honneur de vous rencontrer. Je suis Albionis Ceres, enchantée.”, Avant, j’utilisais juste “Albi” comme un diminutif, à présent, il semble plus sage d’utiliser un faux nom complet. Nous n’avons aucune idée de si Logan a parlé ou non, après tout… Il ne nous aurait jamais trahis volontairement. Mais même si je veux croire en lui, la prudence est de mise.

A la question du plus jeune, j’ai pourtant un haussement de sourcil, un peu perplexe. C’est une bonne manière de se débarrasser d’eux, en soi : dire quelque chose de gênant et vrai, qui les fera fuir comme tout bons nobles qu’ils sont. Un sourire un peu plus désolé, une expression trop douloureuse pour être singée.

“Oh non, la fête est somptueuse ! J’aurais dû venir avec un ami mais il a eu un… ”, a-t-il eu peur, était-il résigné ? Le connaissant, il l’était sûrement. “empêchement.”

Logiquement, ils vont me laisser tout à mon deuil. J’ai beau ne pas être du milieu, les choses sont assez claires ainsi, et généralement, leur pudeur est bien trop importante pour chercher plus loin. Et dans la théorie, il suffit de leur faire croire que ce sont eux qui décident de partir…

“Cependant, si quelqu’un vous retiens, messire de Lioncourt, je serai ravie de vous aider ?”

Un nouveau sourire, un peu plus plein de dents. il y a des choses inutiles à cacher ; mon corps parle de lui-même sur mon état de guerrier.

Un sourire. Soit ils n’ont pas compris, soit ils sont - sans surprise - meilleurs que moi à ce genre de jeux. Mais il est vrai que l’entrée était fracassante, sublime, impressionnante. Le genre de choses qui me rappelle que la noblesse et les péons comme moi, ça vit pas du tout dans le même monde.

Et si je pensais que la discussion couperait court, voilà le plus jeune qui attrape mon verre pour le déposer et me tend la main, d’une manière très classe, délicate, qui me donne un peu plus l’impression d’être un kragok au milieu de la soirée. Même qu’il utilise le terme “mademoiselle” semble étrange. J’ai pas l’habitude, un vague rougissement sur les joues. J’ai conscience d’être ridicule. Trop musclée, trop grande par rapport à lui. Des souvenirs de bal entre condisciples, à l’académie, que je chasse avec résolution. Délicatement - au possible - j’attrape sa main, cherchant brièvement quoi dire. De toute façon, avec la peau interdigitale que j’ai, je peux jamais vraiment saisir à plein doigts les choses.

C’est à la remarque du paternel que je comprends le schéma, me détendant subrepticement. Il cherche juste une excuse pour s’éloigner de son père, et j’en suis une pratique, voilà tout.

“J’en suis certaine oui ; je vous remercie, c’est avec plaisir.”

Quelques excuses plus tard, il m’entraine un peu plus loin, et j’attends d’être sûre que son père est occupé à autre chose, alors que nous sommes proches de la piste, pour me pencher vers lui.

“Vous n’êtes pas obligé vous savez ; votre père a l’air occupé ailleurs, je suis certaine qu’il ne remarquera pas votre disparition.”, une manière de lui dire qu’il n’a pas à s’imposer la danse avec une face de poisson. Et pourtant… J’aime bien danser, j’aimerais bien danser, là. Mais j’ai trop intégré que mon physique n’allait pas pour réellement penser qu’il en a envie, lui.

Gênée, avec l’impression d’être trop grande, trop musclée, avec un partenaire trop élégant pour moi, c’est tout de même une caresse à l’égo qu’il affirme vouloir danser avec moi. Pas avec une excuse pour fuir son père…

“Non ; mais je m’attendais à vous laisser tranquille rapidement.”, réponse un peu trop sincère, peut-être paradoxale. L’habitude de ne pas être choisie pour ce genre de choses, tout simplement. Ce deuil là, il est fait depuis longtemps.

S’il faut attendre brièvement que la précédente musique se termine, la suivante commence et me tire un haussement de sourcil, dissimulé par les cheveux et le cache-oeil. Une brève hésitation, je n’ai pas dansé depuis…

“Oh… je préfère vous laisser mener.”

Ce n’est pas une question de genre, de taille ou quoi que ce soit ; l’armée remonte, l’entraînement malaqii a fait place à celui des chevaliers Saints, les danses qui n’avaient de toute façon presque jamais servi ont été remisées au placard. Certains diraient que c’est comme le cheval, ça ne s’oublie pas, mais autant éviter de vouloir trop en faire d’un coup.

Sous ses doigts, mes muscles se crispent légèrement, mes doigts ne se mêlent pas aux siens, mais ça n’a pas l’air de le déranger spécialement, une main palmée posée sur son épaule, délicatement, comme si je craignais de le briser. Il a l’air plus fragile que moi, après tout, mais dans ses mouvements, on devine un homme d’action. Chevalier n’est certainement pas un titre honorifique, le concernant ! Mais au-delà de ses compétences martiales, c’est surtout ses tentatives de rendre mon humeur plus légère qui me touchent. J’ose un demi-sourire à son anecdote, qui s’éteint pour dissimuler les ratiches tranchantes qui peuplent ma bouche. Si usuellement ça ne me gêne pas, je suis comme je suis et j’emmerde les autres, je n’ai plus le coeur à ça non plus, en ce moment.

“J’ai fait l’armée, à Al’Malaq. Il y avait des bals et… J’avais envie de participer !”, il valse divinement bien, je m’en sors plus par habitude de me calquer sur le rythme d’un adversaire. Mais ça revient, petit à petit. “C’était dans une autre vie, mais ce sont des choses qui ne s’oublient pas… ”

Maintenant qu’il en a parlé, j’ai aussi le rythme en tête, découpant la musique comme on nous a certainement tous appris pour s’y retrouver. Et progressivement, j’essaie de me détendre. Ses mains sont vierges de toute marque, l’année finit bientôt. Tout va bien. J’ai le droit de ne pas être en mission ce soir.

“Vous avez l’air de récupérer tous les chats perdus, je me trompe ?”

Ca sort peut-être un peu de nulle part, mais il rayonne de lui une aura qui donne cette sensation. Trop doux certainement pour faire partie des nôtres. Il faudra bien remplacer Logan, pourtant…

J’acquiesce ; sans égo particulier, juste un état de fait. Al’Malaq forme d’excellents combattants. Logan des meilleurs encore. En ayant eu la chance de bénéficier des deux… Nécessairement, malgré ma conscience qu’il y a toujours mieux, toujours plus fort ou plus violent, je n’ai pas de crainte à partir au combat…

Mais le voir rire, gêné, me tire un sourire. Un petit, pas de ces larges choses qui peuvent barbouiller mon visage. Et j’ai une hésitation, baisse le regard, au final, avec un soupir. La danse ne s’arrête pas, mais j’accepte de m’ouvrir un peu. Peut-être a-t-il raison, et sinon… Qu’importe, je ne suis qu’une inconnue, lui aussi.

“Un… Excellent ami à moi est mort.”, c’est dur. De ne pas pouvoir dire son nom, de devoir mentir, en partie. Mais personne ne peut savoir toute la réalité. “C’était un solitaire ; le genre de personnes qu’on voudrait atteindre mais qui refuse… Mais c’était mon ami. J’aurais aimé qu’il connaisse le bonheur…”

C’est stupide ; on n’est pas l’architecte du bonheur des autres.

“On s’est croisés peu de temps avant qu’il.. ne disparaisse…”

Ce n’est pas ma faute. Même si rien n’allait, je n’avais aucune idée de ce qui allait se produire. Mais n’est-ce pas normal de culpabiliser ? Une manière de se dire qu’on pourrait lutter contre le destin. Mais mes mots sont bloqués dans ma gorge, et ma main tremble brièvement dans la sienne.

Un sourire désolé de ma part ; l’impression de plomber l’ambiance. Je n’arrive pas à le remercier comme il devrait, pour ses mots de condoléances. Il reconnait, pourtant, ce que j’ai vécu. Même sans savoir de qui il s’agit, il m’offre sa compassion sans rien attendre en retour, par pure générosité - ou pitié ? Quelle différence ? Il me permet de faire semblant de ne pas remarquer qu’il me protège un peu des autres, qu’il me permet d’être à la fois au milieu de tout le monde et parfaitement à l’abri. C’est plus simple de faire semblant de n’avoir rien remarqué, mais dans un sens… Ca me touche.

L’océan peut bien se noyer dans une goutte de compassion, mon regard, lui, semble sur le point de couler. Mon oeil se détourne, cherche quelque réconfort. Sa main tient la mienne, ses pas accompagnent les miens. J’inspire doucement, refusant de craquer réellement. Depuis combien de temps j’essaie de tenir ? Est-ce que ça a la moindre importance ?

Et j’ignore si Logan était encore capable de se soucier du bonheur des autres, de ses “proches”, ou s’il était tant pétri dans son devoir qu’il ne voyait même plus qu’il y avait des gens, de vrais gens autour de lui.

“C’était… Quelqu’un de bourru ; un coeur énorme, le genre à vouloir tout porter sur ses épaules pour pas que les autres aient à le faire… A côté de lui, je paraissais minuscule. J’avais… Vraiment envie d’arriver à son niveau, un jour. Qu’il me voie vraiment comme une égale… Et qu’on puisse être plusieurs à porter ce qui lui faisait courber l’échine. Il était instruit, doué avec les armes… ”

Ma voix a un raté, mes pas ralentissent. Je ne peux pas parler plus que ça, même à un inconnu… J’hésite brièvement, avant de pencher ma tête, juste pour poser mon front contre la naissance des cheveux du rouquin. Une seconde, l’oeil fermé, j’expire doucement par les branchies.

“Il me manque tellement…”