Bien qu'elle se fasse le plus discrète possible, Vekhia revenait souvent aux abords de ces forges qui l'avaient vu grandir, devenir ce qu'elle était aujourd'hui. Elle n'osait pas franchir les portes de la guilde de la Forge cependant, car même si on ne la chassait pas pour ce qu'elle était devenue, elle ne se sentait elle-même pas légitime à reprendre sa place dans les forges des Vollyr. Elle ne ressentait plus la chaleur des flammes, ne pouvait plus cracher le même feu qu'antan, et surtout, plus important encore, elle avait honte du savoir accumulé au sujet des armes runiques, un savoir qu'on avait implanté dans son esprit et dont elle était bien incapable de se départir. Si la guilde l'apprenait, elle serait surement chassée, voire pire, et ils auraient raison de le faire. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'était trouvée ici, hésitante, et chaque fois son passé la rattrapait, et elle rebroussait chemin, honteuse. Cette fois-ci ne serait pas différente.

Emmitouflée dans sa cape noire à capuchon, couvrant sa simple tenue en cuir et en peau, elle fit volte-face pour repartir. Elle se contenterait, cette fois, comme toutes ces fois, d'acheter à un commerçant de l'endroit quelques fournitures pour sa propre forge, dans son habitation à l'écart d'Eldur. Le vendeur la regarda sous son capuchon, il ne dit rien, elle était acceptée, en partie tout du moins, mais elle-même peinait toujours à s'accepter. Elle passa à une seconde échoppe pour acheter de quoi se nourrir, un peu de viande séchée, des baies... Elle devrait faire des réserves bientôt, car l'hiver arrivait sur Vollheim. Elle sortait de l'endroit quand elle bouscula de l'épaule une personne.

" Pardon... "

Elle leva les yeux, et les baissa presque immédiatement, tirant son capuchon pour s'assurer de bien couvrir son visage avant de prendre la fuite, sans courir, mais en pressant le pas. De toutes les personnes qu'elle aurait pu bousculer, il avait fallu que ce soit elle. Elle n'avait pas revu Lili depuis... Depuis sa mort. La veille encore, elles avaient discuté au coin du feu, elle lui avait fait part, comme souvent, de ses appréhensions, et sa capitaine l'avait rassurée, Vekhia l'avait beaucoup appréciée. Mais la Vekhia qu'elle avait connu était morte, et les choses devaient rester ainsi. Elle avait honte d'elle, elle aurait dû être là... Elle pensait cela comme si sa seule présence aurait pu changer les choses à l'horreur de la bataille. Elle aurait aimé lui parler, mais elle ne savait quoi lui dire... Qu'elle était désolée ? Qu'elle s'en voulait ? Elle ne pouvait tout bonnement pas revenir comme si de rien n'était.

Alors elle fuyait, comme toujours, même si savoir son ancienne amie en vie la réconfortait... Elle prenait la direction de sa propre habitation, sans s'arrêter et sans regarder derrière. Elle avait peur de ce qu'elle y verrait, elle avait peur de son passé.

La guerrière runique fuyait, pas seulement la personne qu'elle avait vue, mais son passé, ce que cette personne représentait : ses échecs, sa mort, ses regrets aussi. Elle n'avait pas été là, alors que le monde prenait feu sous les coups d'Arvandor et Clara Nocte, et que Vollheim ployait le genou. Elle n'avait pas été là pour les soutenir, pour les aider à surmonter cette épreuve, et elle s'en voulait terriblement. Alors, même si elle aurait voulu la revoir, revoir ses anciens compagnons d'armes, elle préférait les regarder de loin, les protéger à sa manière. Et plus égoistement, elle préférait qu'ils gardent le souvenir de cette femme douce, sincère, un peu timide et réservée, qui était tombée au combat avant eux, plutôt que de retrouver cette femme, corrompue par des forces obscures, brisée par la non-vie, deshonorée par le fait de ne pas avoir été là et par les savoirs qu'elle possédait maintenant. Et si ils pensaient qu'elle avait fui, en la revoyant ? Qu'elle savait qu'elle allait revenir ? Les immortels existent bel et bien, après-tout... Non, définitivement, elle était certaine qu'il valait mieux qu'elle garde ses distances, pour tout le monde.

L'espace d'un instant, en entendant sa voix l'appeler au loin, elle pensa qu'elle s'en était sortie, mais elle ne ralentit pas l'allure. Elle se s'arrêterait qu'après avoir refermé la porte de sa demeure. Tant pis, c'était mieux ainsi, même si elle sentait son cœur inerte se serrer. Et puis un battement d'ailes l'alerta, mais c'était trop tard, car une poigne ferme et décidée s'était agrippée à elle. Elle aurait pu se dégager, elle le sentait, un bon coup et elle laisserait sa poursuivante derrière. Mais sa tentative pour se libérer manquait cruellement de conviction, elle n'avait pas le coeur à cela. Le capuchon se tourna pour faire face à son ancienne amie, son ancienne capitaine, les yeux nimbés d'une aura bleue spectrale de Vekhia plongèrent dans ceux de la laerte.

" Pas ici, Lili... "

Elle s'était résolue, mais alors qu'elles marchaient les quelques mètres supplémentaires qui les séparaient de la demeure de la forgeronne, Vekhia gardait le silence. Elle se sentait d'autant plus honteuse, esquivait toute tentative d'aborder la conversation. Elle réfléchissait à la manière de présenter les choses, elle avait tant à expliquer, et à se faire pardonner. C'était aussi peut-être la raison pour laquelle elle avait choisi la fuite, observer de loin, pour ne pas avoir à s'expliquer, à justifier son absence si longue. Mais c'était trop tard, elle s'était révélée, et maintenant elle passait la porte de sa demeure avec celle qui fut son amie sur le champ de bataille. Après avoir fermé la porte, elle se tourna, rejetant son capuchon en arrière.

" Lilienthal... Je suis tellement désolée, j'aurai dû venir plus tôt. Il s'est passé tellement de choses... "

Comment lui expliquer ce qu'elle est désormais ? Même si en Vollheim les morts sont respectés, ils sont tout de même des anomalies lorsqu'ils vivent. Sur un présentoir de la petite pièce, deux superbes lames runiques trônent croisées, le froid intense de leur lame générant une brume autour d'elles, une armure gravée elle aussi de runes se trouvait également posée là. Vekhia n'avait pas pu les cacher... Elle porta sa main à sa bouche alors qu'elle était frappée par tout ce qui avait changé depuis la dernière fois qu'elles s'étaient vues, et elle craignait d'avoir fait une horrible erreur. Si elle en avait encore été capable, elle aurait fondu en larmes, mais depuis sa mort c'était tout simplement impossible.

Lili, vivante. Vekhia avait du mal à y croire, mais ce fait la rendait heureuse... Et également honteuse de ne pas l'avoir cherchée plus tôt, de ne pas l'avoir recontactée, et elle craignait que sa capitaine d'alors n'explose de colère en public, attirant les regards sur eux. Chez elle, ce serait mieux, ce serait à l'abri des regards pour être jugée par son ancienne camarade qui avait vécu une horreur à laquelle elle avait été soustraite. Le passé la rattrapait toujours, constamment, alors même que la morte-vivante essayait de s'en détacher pour consacrer cette nouvelle chance à son pays, jusqu'à son inévitable nouvelle mort. Alors la forgeronne avait choisi de la conduire chez elle, dans son ancienne demeure qu'elle avait réinvestie, sans vraiment oser y vivre pleinement. Elle ferma la porte derrière elle, et réalisa qu'elle tremblait, sans doute devant la situation qui s'annoncait.

La runomancienne avait beau avoir réinvesti les lieux, on aurait pu croire que la demeure était toujours vide, si ce n'étaient l'armure et les épées runiques remisées dans un coin, et quelques endroits où la poussière avait été balayée, non pas de manière volontaire mais simplement par le passage répété de sa personne. La laerte ne se sentait plus chez elle ici, ce n'était qu'un point de chute, ordonné certes, mais vide d'âme, à l'image de sa propriétaire. Elle osait à peine poser ses affaires, dormir dans son lit, c'était comme si elle était étrangère à la personne qui avait vécu ici auparavant... Ou bien qu'elle ne comptait pas rester longtemps. Rejetant son capuchon, elle regarda son ancienne capitaine, son amie d'antan, avec des regrets dans le regard. Elle aurait aimé l'accueillir dans de meilleures circonstances, dans un endroit plus beau et agréable, mais la vérité était qu'elle n'avait pas prévu de revoir qui que ce soit.

Comment lancer une conversation avec une personne qui avait tant compté pour elle, qui avait été un modèle de combattivité, après qu'elle soit morte et n'ait rien vécu de l'horreur de la bataille de Selkyssingr... La morte-vivante pinça les lèvres, incapable de parler, la gorge nouée alors qu'elle regardait une Lilienthal accablée tomber au sol. Que pouvait-elle bien lui dire bon sang ? Finalement, ce fut la guerrière qui parla la première, qui trouva la force.

" Tu les as encore ? Tu m'honores... Je les réviserai avec plaisir. "

Le geste était beau, qu'elle ait gardé ces armes forgées il y a longtemps, en souvenir. Si elle savait ce qu'elle était devenue, peut-être les jetterait-elle au feu. Vekhia avait répondu presque professionnellement, incapable d'aller plus loin dans la discussion tant ses pensées étaient troublées, et tant elle craignait le jugement. En entendant la suite des paroles de son amie, étouffées par l'émotion, la laerte se laissa aller à genoux. Elle ne pleurait pas, elle ne pleurerait plus jamais, mais elle se souvenait très bien de chacun des membres de leur escouade... Morts aussi. Oui, Vekhia était parmi les morts, elle aussi. Et Lilienthal méritait ses réponses.

" Je... On m'a ramenée, pour me faire forger des immondices corrompues. "

Réponse brève et concise, elle ne savait quoi dire, mais maintenant que le robinet était ouvert, il lui semblait plus simple de s'exprimer.

" Je suis désolée, Lilienthal. J'ai si honte de ce que je suis devenue, je ne voulais pas que vous me voyiez comme ça, alors je préférais rester cachée, laver mon honneur dans l'indifférence avant de pouvoir retrouver la nuit de laquelle je n'aurai jamais dû sortir. "

Elle posa une main sur l'épaule de son amie, qu'elle sente le froid de son corps, mort.

" Ca a été horrible, on m'a donné des savoirs que personne ne devrait posséder, servir un autre c'est... J'ai pu me libérer, fuir, mais là j'ai appris ce qu'il s'était passé après ma... Oh Lilienthal comme je suis désolée de ne pas avoir été à vos côtés à ce moment-là, ce que tu as dû subir c'est... "

Ironique, venant d'une morte-vivante. Mais pour Vekhia, le bien-être de ses amis passait avant le sien, avant tout le reste. Elle n'avait plus cette joie de vivre et cet entrain de son vivant, mais sa sollicitude, elle, était bien restée.

" Oui, trop longtemps. "

Le ton de la morte-vivante était las, semblait fatigué par les épreuves que la vie lui avait imposée. Mais même dans ce calvaire qu'était sa non-vie, elle arrivait à trouver quelques sources de réconfort, et le fait que Lilienthal soit saine et sauve en était une. Elle avait donc gardé ses lames... Sans orgueil, Vekhia savait ce que valaient ses créations de forge, mais elle n'était pas la seule forgeronne du peuple draconide, et son ancienne collègue aurait tout à fait pu trouver mieux ailleurs. Cela la réconfortait dans un sens, et ça signifiait que malgré les années elle n'avait pas oublié. Mais était-ce vraiment une si bonne chose ? La main de son amie se pose sur la sienne, elle n'en ressentit même pas la chaleur habituelle qui accompagnait leurs contacts et discussions de jadis. Sa remarque la fit sourire, un léger souffle sortant par son nez dans un petit bruit amusé.

" J'ai passé le stade de la vengeance, Lili, il ne me reste plus rien à pleurer. En fait, je ne sais même pas ce qu'il reste de celle que j'ai été, en vérité je ne sais même plus ce que je suis aujourd'hui. Tout ce que je peux te dire, c'est que... Je ne suis plus celle que tu as connu. "

Vekhia savait que la Mort lui avait pris beaucoup, qu'elle avait changé, mais elle ne savait pas à quel point. Elle se sentait souillée par les pouvoirs impies qu'on avait gravé en elle comme elle grave désormais les runes sur ses créations. Que Lilienthal dise ne pas avoir honte, cela ne changeait rien en vérité, les choses étaient ce qu'elles étaient, son art était impie, profondément lié à la corruption qu'elle avait jadis juré de combattre, Vekhia, elle, avait honte d'elle-même. Cependant, savoir qu'elle était acceptée par celle qui était sa mentor auparavant, celle qui l'avait soutenue face aux horreurs de la guerre, était en soi un soulagement. Elle avait craint, l'espace d'un instant, qu'elles ne finissent par se confronter.

" Je ne compte pas rester, pas longtemps en tout cas, j'ai bien peur que ma place ne soit plus ici. Mais il doit y avoir d'autres personnes dans mon cas, un peu partout, j'aimerais les aider à se libérer des chaines de la domination de nécromancie si nécessaire, et pourquoi pas, nous trouver une place, quelque part. "

Un objectif bien noble qui en vérité cachait le véritable objectif de Vekhia : celui d'enfin trouver la mort qu'on lui avait refusée, mais en le faisant l'épée à la main en servant sa patrie et en protégeant les siens. Mais elle n'en parlerait pas à son amie, elle ne voulait pas l'inquiéter. Mais elle remarquait quelque chose, chez son amie qu'elle n'avait pas vue depuis des années : elle aussi semblait avoir changé.

" Et toi, comment tu as... Continué à vivre ? "

La formulation était très maladroite, mais Vekhia n'avait pas su exactement comment formuler sa question. Elle avait vu les survivants de Selkyssingr, les traumatismes que cette période avait provoqué, elle savait que pour beaucoup la fin de cette bataille à laquelle elle n'avait pu participer avait été un enfer. Elle ne voulait pas replonger son amie dans cette période de son existence, seulement savoir si elle avait pu retrouver une vie normale, ou si, comme elle et tant d'autres, les chaines de son passé continuaient de l'entraver. Elle se leva cependant, tendant la main à la capitaine pour l'aider à se lever.

" Je fais une sacrée mauvaise hôte, viens, on peut au moins s'asseoir sur un canapé, ça sera plus confortable. "

Vekhia laissa ses yeux dériver un moment, dans une expression visiblement peinée. Tant de choses avaient changé... Et pour la ranimée, ne pas voir dans les yeux de son ancienne amie la même complicité, la même joie qu'avant, c'était dur. Elle constata que son amie d'antan semblait silencieusement peser ses mots, peut-être la jugeait-elle, et c'était ce qui lui faisait le plus mal peut-être. Ce petit mot soufflé doucement, elle semblait désapprouver sa volonté de ne pas rester, et si le cœur de la runomancienne avait encore pu battre, elle l'aurait surement senti se serrer. Elle allait l'abandonner, voilà sans doute pourquoi son amie semblait si perturbée, si attristée, et c'était aussi la raison pour laquelle elle avait souhaité ne pas donner signe de vie à ceux qui l'avaient connue : les morts étaient bien là où ils étaient. Les choses allaient être plus dures maintenant.

" Je ne fais pas ça parceque le but est joli, Lili... "

Sa voix était plus sèche, plus amère qu'elle l'aurait voulu. Elle s'en voulut immédiatement. Son expression s'adoucit, comment pouvait-elle lui dire, lui faire comprendre ce qu'elle ressentait, alors même que la laerte n'était, elle, pas morte. Seuls ceux qui étaient comme elle pouvaient la comprendre, le vide immense, l'impression que la vie ne vous appartient plus, que vous n'êtes plus vous-même... Elle posa sa main sur l'avant-bras de son amie, serra un peu plus fort qu'elle l'aurait voulu, signe des émotions qu'elle ressentait sans pouvoir physiquement les exprimer.

" Je... Je ne sais plus où est ma place, depuis qu'on m'a ramenée, qu'on a fait de moi ce que je suis. J'ai fait des choses terribles, Lili, et je sens que je recommencerais encore, que cette marque me suivra toute ma vie sans que je puisse l'effacer. Alors je cherche une place, un but, et à défaut, au moins je ferai en sorte que cette deuxième chance profite à nos congénères, à toi comme à ma famille, à ceux qui ont vécu. "

Elle comptait mourir, pour de bon cette fois, mais ne pouvait pas l'exprimer clairement. Elle doutait que sa compagne d'armes imagine ne serait-ce qu'une partie du calvaire de la non-vie, de ne plus se sentir maîtresse de sa propre volonté. Mais ce qu'elle apprit de la bouche de Lilienthal était presque pire à entendre, du moins de son point de vue biaisé. Elle comprit par ces simples mots que la guerrière avait continué de vivre avec le souvenir de ceux qui étaient tombés - dont elle faisait peut-être, surement, partie - et que cela la consumait de l'intérieur. Ne pouvant lui offrir de chaleur, elle la prit tout de même dans ses bras, mais la vérité qu'elle avait pour elle, Vekhia savait qu'elle serait difficile à entendre.

" La rage, Lili... Elle te consumera toute entière si tu n'y prends pas garde. Rien de bon ne ressort de la fureur, et elle ne laisse que le vide derrière elle. J'en sais quelque chose. J'ai peur pour toi, il te reste ta vie, ta vraie vie... "

Mais elle n'a pas répondu à la question, pas encore, alors elle la lâche et secoue la tête négativement.

" Je ne sais pas, peut-être en Arvandor pour faire payer ces chiens. J'ai tout perdu pour notre foyer, mais j'ai encore une chance d'agir. Moi je n'ai plus de vie à préserver... "

Une fois assises sur le canapé, elle posa ses mains sur les cuisses de la guerrière, son regard magiquement bleuté plongé dans le sien, avant de reprendre avec gravité.

" Je suis heureuse de te revoir, vraiment... J'aimerais pouvoir te dire qu'il y aura d'autres fois, qu'on se reverra et que tout pourrait redevenir comme avant... Ce serait mentir, on le sait toutes les deux. Mais je t'en prie, Lili, vis pour nous deux, ne laisse pas la colère te tuer à petit feu. "

Egoïste, oui, elle allait partir, chercher le repos qu'elle avait mérité, et enjoignait son amie à ne pas suivre sa voie. Elle aurait aimé pouvoir pleurer en ce moment, mais elle en était incapable...

Elle avait une place parmi les siens, disait son amie. Mais qui étaient les siens ? Vekhia n'était plus certaine, entre les morts, les laertes et vollhyrs, ou ceux qui comme elle marchaient entre les deux. Elle ne se sentait plus à sa place nulle part, et même si elle aurait aimé se sentir réconfortée par les mots de Lili, elle n'en sentit que le vide de sens, cruel et froid, comme toute son existence désormais.

" Je ne sais pas pour combien de temps je serai encore là, Lili, je ne devrais même pas être là... "

Le fond de sa pensée, de ses interrogations sur son être lié au mal rongeant les terres d'Arathia. Son ton amer montrait bien que c'était un constat difficile pour elle, mais qu'elle ne voyait pas d'autre alternative. Lilienthal avait été son mentor à la guerre, son modèle, et avant tout son amie, mais Vekhia n'était plus cette personne douce et un peu naïve de l'époque, désireuse de faire ses preuves et d'être utile aux siens. Elle avait tout donné, et elle ne récoltait que la souffrance. Que pouvait savoir la guerrière du mal-être lié au fait d'être une abomination, d'avoir appris des savoirs qui n'auraient jamais dû être déterrés, et de les avoir utilisés, souillant définitivement le noble art de la forge ? Tout ce qu'elle avait été avait été brisé sur sa propre enclume, par son propre marteau, son corps n'obéissant plus à ses ordres.

Et puis elle releva les yeux, et pour la première fois depuis longtemps, elle sentit son cœur se serrer à la vue de la laerte en larmes. Elle comprit alors son égoïsme, qu'elle n'était pas la seule à souffrir de cette situation et de sa vie. La voix étranglée de celle qui avait été une compagnonne d'armes si joyeuse et motivante, une voix qui désormais portait un soupçon de reproche, était dure à entendre. Que lui répondre ? Qu'elle mérite d'être heureuse ? Qu'elle doit vivre pour ceux qui sont tombés ? Qu'elle peut encore profiter d'une vie dont on l'a privée ? Non, devant un tel spectacle, la morte-vivante était totalement démunie.

" Lili, je... "

Elle se leva rageusement, sous le regard incrédule de la runeforgeuse qui comprenait peu à peu qu'elle n'était pas la seule à souffrir de son existence. Elle aussi avait tout perdu, excepté sa vie, et Vekhia comprit que, peut-être, elle aurait préféré la perdre également plutôt que de survivre seule. Elle ne put qu'écouter, la gorge nouée, sa camarade lui lâcher d'autres possibilités qu'elle n'avait pas envisagées. Les élus, que venaient-ils faire là-dedans ? En quoi pouvaient-ils être du moindre secours à une nation brisée, à une femme brisée ? Mais elle s'attardait sur la forme, alors que le fond était tellement, tellement plus important. Comme elle maudissait de ne pouvoir pleurer en cet instant, alors qu'elle se levait pour prendre de nouveau les bras de son amie.

" Je suis désolée. Je ne voulais pas. "

Les derniers mots de la capitaine avaient frappé durement la morte-vivante, qui avait compris que même aussi monstrueuse qu'elle soit, Lilienthal continuait de l'aimer et de tenir à elle. Alors, les liens pouvaient-ils durer par-delà la mort ?

" Vollheim est ma patrie, et ce sera toujours le cas. Mais je ne sais pas si je puis encore être considérée comme l'un de ses soldats. Mais tu as peut-être raison, je peux faire plus de cette seconde vie... Plus pour Vollheim et ses habitants. "

Pour toi, Lilienthal, qui incarne l'espoir là où Vekhia ne voit que les ténèbres qui l'entourent.

" Je suis tellement désolée, Lili, je n'avais pas compris à quel point tu... Bref. Ne pleures plus, s'il te plait... Je vais avoir besoin de temps, Lilienthal, pour me pardonner moi-même, pour comprendre le sens à donner à mon existence désormais, mais... Je reviendrais, je te reviendrais, je t'en fais la promesse. "

Elle finit par passer un doigt froid pour effacer le sillon humide sur l'une des joues de la capitaine. La voir pleurer lui était difficile, avant, c'était toujours elle qui pleurait devant les difficultés et les horreurs de la guerre, et Lilienthal qui la réconfortait et savait trouver les mots pour la réconforter et la rassurer. Vekhia espérait que malgré son cœur de glace, elle avait su lui rendre la pareille.