Les mots de Lilienthal touchent la morte-vivante, plus qu'elle ne veut bien l'avouer. Elle n'aurait pas imaginé qu'après sa mort, elle puisse encore avoir autant d'impact sur quelqu'un comme sa capitaine, dans ses pensées. La mort ne faisait plus vraiment peur à Vekhia, le jour où celle-ci arriverait, elle l'accueillerait à bras ouverts, comme une vieille amie depuis trop longtemps tenue éloignée. Mais elle comprenait désormais que, même si elle l'attendait, elle ne devait pas l'accepter, pas maintenant, pas si facilement. Lilienthal avait beau parler de leur peuple, de leur patrie, finalement, c'était pour elle que la runomancienne voulait continuer de vivre, pour tenir sa promesse et ne plus jamais la voir pleurer. Dire que des années plus tôt, c'était la guerrière qui consolait une jeune forgeronne accablée par la guerre...

Elle sourit, laissant la dragonne au sang encore chaud prendre un peu de recul si elle le souhaitait. Elle ne pleurerait plus, Vekhia lui faisait confiance pour cela, et quand bien même elle romprait cette promesse la runeforgeuse ne lui en voudrait nullement. Pourtant, Vekhia n'aurait pas imaginé voir son amie d'antan s'entailler soudainement la main avec une de ses armes, sans que la morte-vivante ne puisse réagir, trop abasourdie par la soudaine décision. Elle regarda le sang s'écouler, se rappelant soudainement que pour elle, alors que son cœur ne battait plus, son sang ne pouvait jaillir ainsi. Elle le savait, il était désormais poisseux et noir, encore une preuve de sa différence et de son éloignement avec les vivants.

La runomancienne tendit une main, et une de ses lames runique vola à travers la pièce pour venir s'y loger. Les runes brillaient d'un aspect bleu glacial, et alors qu'on les regarde, on peut sentir le poids de la corruption qu'elles renferment gratter aux confis de l'esprit, comme un sifflement strident, une voix maudite entre toutes. Elle pointa la lame contre son autre paume, et l'entailla, laissant le sang noirci et cailleux apparaître paresseusement. Elle prit la main de Lilienthal, le froid rencontrant le chaud.

" Et je te promets de ne pas mourir... Encore. Je ne te fuirai plus. "

Elle lâcha sa main, consciente de l'importance de sa promesse. Mais elle avait fait celle-ci en connaissance de cause, elle appréciait que son ancienne capitaine accepte et respecte son besoin de trouver une place dans ce monde, ailleurs peut-être, maintenant qu'elle n'était plus liée à Vollheim. Où irait-elle alors ? Il n'y avait plus rien qui l'attende spécialement, mais n'était-ce pas l'occasion d'une nouvelle aventure ? Elle avait encore à faire dans sa contrée, avant de partir, à commencer par retrouver la force de prendre les outils du forgeron pour exercer son art, peut-être même mettre au service du bien ses pouvoirs impies. Et ensuite ? Elle aviserait.

" Tu sais ce que tu comptes faire, ensuite ? Où est-ce que je pourrai te trouver une fois prête ? "

Elle espérait que le but de son amie ne soit pas lié à l'accomplissement d'une vengeance décennale, elle ne voulait pas la voir succomber à la gangrène, ou dévorée par sa propre haine.

La sollicitude dont Lilienthal faisait preuve à son égard touchait Vekhia au plus profond de son cœur meurtri. Malgré tout, malgré les abandons et malgré son savoir impie, son ancienne capitaine continuait de croire en elle et en ses capacités. Finalement, c'était elle, la forgeronne, qui s'était persuadée que la forge runique était un art impie, et voilà qu'après une étrange rencontre dans les montagnes, et maintenant avec une des personnes qu'elle avait admiré auparavant, elle remettait tout en cause. Peut-être qu'il y avait un espoir, finalement, un espoir pour elle qu'elle puisse utiliser ses pouvoir autrement ? Elle secoua la tête, la guerrière n'avait aucune raison de s'excuser pour ses larmes qui ne la rendaient que trop humaine.

" Je reviendrai, promis. Je m'en voudrai trop de te faire pleurer autrement ! "

Un sourire, un peu contrit, certes, mais un sourire quand même qu'elle offrait à son ancienne sœur d'armes. Avait-elle pleuré, après sa mort ? Probablement, et elle voulait s'assurer qu'elle ne le fasse plus jamais. Elle reviendrait, elle la contacterait au besoin, c'était une certitude. Elle sentait finalement sa résolution lui revenir, comme elle était revenue lors de sa rencontre avec l'étrange alchimiste dans sa demeure isolée.

C'était une sensation quelque peu vertigineuse, de ne pas savoir de quoi demain serait fait, de ne pas savoir où aller. Avoir la liberté de trouver sa voie sans se sentir liée par le devoir ou les relations... Mais elle ne voulait pas tout laisser derrière elle pour autant, il lui restait ici de la famille, des amis, qui la croyaient morte et pour qui il valait mieux qu'elle le reste, mais elle ne pouvait se résoudre à les abandonner. Le temps, c'était de cela qu'elle avait absolument besoin, ça et régler ses comptes avec l'armée, pour se sentir vraiment totalement libre d'agir.

" Tu sais que je serais là si tu as besoin de moi... Ou d'une nouvelle arme parceque tu auras cassé la précédente sur la cuirasse rutilante d'un arvandien ! "

Elle sourit, regarda de côté, vers son armure et ses armes qui étaient restées entreposées dans un coin. Finalement, elle n'allait peut-être pas tout abandonner si vite... Sa main glissa sur le bras de son amie, alors qu'une idée stupide lui revenait en tête.

" Ca te tente un petit duel d'entraînement, comme au bon vieux temps ? J'ai fait des progrès, tu ne vas pas en revenir. "

Puisqu'elles avaient du mal à trouver les mots, un bon duel pour laisser parler leurs armes et leurs corps leur ferait probablement le plus grand bien. A l'époque, Vekhia n'était pas douée, pas du tout, et Lili la battait chaque fois, mais aujourd'hui elle n'était plus la même.

Elle prit le temps de la regarder un moment, cette femme qu'elle avait d'abord admiré, avant de simplement l'apprécier comme une proche amie et une sœur d'armes. Elle n'aurait jamais pensé la voir pleurer un jour, à l'époque c'était elle qui pleurait parfois, quand la guerre faisait peser trop de poids sur son esprit. Mais loin de la décevoir venant d'elle, cela ne fit que renforcer cette connexion qu'elle ressentait avec sa congénère laerte, la rendre plus humaine. Cette pensée la fit frémir. Si pleurer rendait Lilienthal humaine, qu'en était-il d'elle, qui n'en était plus capable ? Enfin, tout cela était derrière elle désormais, et son ancienne capitaine avait retrouvé le sourire.

" Oui, je me rappelle de tes petites faiblesses pour les armes bien faites, et je t'en referai avec plaisir ! "

C'était la première fois depuis longtemps qu'elle envisageait sérieusement de reforger pour qui que ce soit, depuis qu'elle avait quitté le camp du nécromancien. La présence de Lilienthal avait visiblement cela de bon pour son cœur et son esprit. Ce n'était, pour une fois, pas des paroles en l'air. Le passé lui revenait naturellement avec elle, tout comme son envie de se battre, contre le sort, contre ce qu'elle était devenue, et même contre son amie, simplement pour retrouver ces sensations perdues. Et bien entendu, la capitaine de la Griffe Ardente ne put refuser cette proposition surprenante, se levant pour la laisser enfiler son armure runique.

Vekhia le savait, elle n'avait aucune chance, Lilienthal avait toujours été meilleure qu'elle, et ce serait toujours le cas. Mais avec les runes, elle pouvait peut-être compenser la maitrise technique de son amie. Elle enfila alors son armure, d'un poids massif bien vite compensé par la magie des runes. Les plates bleutées et acier réfléchissant la lumière filtrant par les fenêtres de son ancienne demeure. Elle passa ses deux chefs d'œuvre à sa ceinture avant de sortir, un sourire bien trop rare flottant aux lèvres. Elle s'arrêta face à la capitaine qui attendait, tira lentement ses deux lames, et tendit une d'elles vers la laerte en guise de défi. Les runes bleutées brillaient furieusement sur les lames avides.

" Prête ! "

Elle laissa Lilienthal venir à elle, prête à la recevoir de ses lames pour parer le coup. La force brute de la draconide était palpable et fit ployer un genou à la runeforgeuse, qui ne flancha pas pour autant. Elle aussi était devenue plus forte et elle comptait bien le prouver à sa mentor.

" Allez, on y va ! "

Elle repoussa l'assaut, essayant de contre-attaquer avec des frappes précises. Elle avait toujours été réfléchie et minutieuse, en combat comme à la forge, mais c'était un défaut de prendre le temps de réfléchir en combat. Seulement, maintenant, ses assauts étaient également plus brutaux et oppressants qu'auparavant, ce qui achèverait de convaincre Lilienthal que Vekhia avait grandi et s'était renforcée.

Et en cet instant, elle se sentait bien vivante.