La pression se fait insupportable l'espace d'un instant, suivie d'un flash lumineux. Un kaléidoscope de sons et de sensations sans queue ni tête emporte Vaël dans le vide... une chute qui paraît infinie jusqu'à l'inévitable fracas. Ce n'est pas le sol visqueux de la tour qui percute l'Inquisiteur à l'arrivée, ni l'étrange liquide noir, et quelque part il en est rassuré.
Une impression vaine, car cela signifie qu'il pourrait avoir atterri n'importe où. Le bruit familier d'une foule au petit matin, les odeurs de la ville, la dureté du sol sous ses os endoloris... le bruit des mouettes ? Se massant le crâne, il met du temps à reprendre ses esprits. Sa hache l'a accompagné fidèlement, et il se rend compte que sa main crispée sur le manche ne veut pas le lâcher. L'air qu'il respire et le soleil impitoyable au-dessus de lui finissent de dresser le tableau : quelque chose ne va pas du tout. Où est-il ?

Il se retourne, tous ses sens en alerte, et ne voit autour de lui que des passants abasourdis. Par réflexe, il se prépare à leur aboyer d'aller voir ailleurs, quand une silhouette à côté de lui se rappele à son souvenir. Il ne sait si c’est à cause de leur proximité physique qu’ils se sont retrouvés ensemble, ou si les autres membres de l’escouade ont également atterri non loin. Une foule de questions sans réponse se bousculent dans son esprit.

« - Lise ? » Il s'agenouille près de l'Inquisitrice et secoue son épaule sans ménagement. « Lise, levez-vous ! Nous sommes chez les pauvr…
Il se reprend rapidement.
-... En Avalon. Nous sommes en Avalon. »

Ils reprennent leur aplomb, hébétés, suants, couverts de sang - décidément, il a une satanée tendance à se retrouver dans des tunnels sordides et à en sortir recouvert de substances saugrenues - et de longues minutes passent, pendant lesquelles ils retrouvent leurs marques. Lise finit par briser le silence.

« …En plus il a fallu que je termine avec vous, quelle merde. J’aurais pu, je sais pas, finir à Cerah avec Léandre, j’aurais pu me taper un bon restaurant, une bonne nuit au chaud et repartir à Clara Nocte mais non, le destin a décidé qu’on allait se retrouver tous les deux, dans cette vieille ville pourrie. »
Un sourcil acéré se hausse à la dernière remarque de Lise, la répartie ne se faisant pas attendre: « Vous vous attendiez peut-être à ce que cette créature nous téléporte sur une croisière de plaisance ? » Il se redresse de toute sa hauteur, l’air fier, malgré son allure à dégoûter la mouette la moins pinailleuse.
« Nous devons avertir les autorités locales de notre présence. Tout ceci est hautement alarmant. » C’est le moins que l’on puisse dire. « Mais nous ne pouvons pas nous présenter… ainsi. Trouvons une auberge, oui. »

D’un pas cadencé de soldat, Vaël repart dans la rue principale, le visage fermé. Les passants s’écartent sur le passage des deux Elfes, murmurant leur dégoût puis leur curiosité.

“Ils sont passés par les égouts pour venir ou quoi ?…”
“Eh l’elfaillon ! Tu veux jouer aux dés ? Héé !”

Les deux Inquisiteurs tracent leur route, en tentant de ne pas se soucier de l’attention que leur présence semble attirer. C’est après s’être fait refouler de l’entrée de deux auberges (malgré les “Non mais vous savez qui je suis ?!” véhéments de Vaël) qu’ils finissent par s’arrêter devant la porte d’une grande bâtisse, face au port. L’écriteau affiche le nom “La Planque des Lutins de la Mer”. Vaël souffle lentement du nez.
« Vous d’abord. » dit-il à Lise, parangon de galanterie.

« Je ne suis pas un "petit lutin". Je suis le Grand Inquisit- », cingle-t-il en réponse à l'aubergiste avant de se faire couper la parole. Celui-ci tend un jeu de clés à Lise, ignorant la réponse de l'elfe, qui bouillonne intérieurement, mais sent aussi une immense fatigue l'envahir. Il aurait pu être éveillé une semaine qu'il aurait été dans le même état. Cette journée n'a pas de sens. Il emboîte le pas de Lise en montant l'escalier grinçant. « Soit, les deux paillasses sont de toutes façons probablement infestées de la moitié des parasites d'Arathia. », maugrée-t-il en réponse. Son lit confortable, en plumes d'oies, lui semble si lointain à cet instant.

Malheureusement, ce qui se trouve à l'étage n'améliore pas vraiment son humeur. Une chambre en mansarde, sous un toit probablement humide. Un simple coup d'oeil aux canalisations inexistantes et au lit -unique- qui se trouve dans la pièce lui fait faire demi-tour au comptoir. « Hors de question. »  Ils ne savent même pas attribuer les bonnes chambres, en plus.

« Il n'y a qu'un seul lit. » dit-il en revenant se planter devant le comptoir. L'homme-sirène pivote vers lui, l'air jovial.
- En effet, mes chers lutins ! Nos chambres sont toutes prises à cause de la convention d'artisans de tambourins qui va se tenir la prochaine lune dans les quartiers marchands. Mais où est donc le problème, honoré lutin ? »
« Le problème, c'est qu'il n'y a qu'un seul lit. » Un silence passe avant qu'il ne précise, péniblement. « Nous sommes deux. » L'agacement montre soudain chez l'Inquisiteur, qui comme à perdre patience, comme une soupape qui commence à siffler, annonciatrice d'un orage plus grand :  « Et par la Sainte Lune, je NE. SUIS. PAS. UN. PETIT. LUTIN. » Il frappe du poing sur le comptoir.

La main virile et armurée qui vient faire trembler le comptoir à cette affirmation pleine d'aplomb n'a malheureusement pas grand effet chez l'aubergiste habitué aux revendications d'ivrognes et autres saoulards de la région. Il lui offre un sourire sibyllin, en se bouchant le nez à la proximité des effluves de l'Inquisiteur.

- Croyez bien que la maison est navrée d'entendre ça, mes chers Lutins. Si vous avez des plaintes au sujet de l'établissement, vous pouvez écrire vos doléances au patron sur le livre à votre droite. Il désigne un livre d'or posé sur le comptoir. La couverture lit "à destination du Roi des Fées. Soyez gentils dans vos commentaires ! Lutinement vôtre," et semble narguer Vaël qui repose son regard d'aigle sur son interlocuteur, les yeux plissés.
C'est la seule chambre qu'il nous reste. Vous pouvez très bien la laisser, mais d'autres auront tôt fait de vous la piquer, et l'heure avance... Le sous-entendu est évident: aucune autre auberge ne voudra bien les héberger à cette heure, et surtout pas avec cette odeur. Pestant, il se retourne pour monter l'escalier, vaincu par peut-être le pire adversaire de cette soirée - et pourtant ils viennent de faire face à... qu'était-ce que cette abomination, d'ailleurs ? Une créature majeure, un démon ?
Peut-être que l'absurdité de la situation les sauve, pour l'instant. Mais ils vont bien devoir parler de ce qu'ils ont vu à un moment ou à un autre. Il pousse la porte de la chambre et s'asseoit sur le lit, las, en racontant sa débâcle à Lise, bougonnant et gromellant.

« Je dormirai par terre. »

« Au moins ils ont l’eau courante, on a pas à se plaindre. »
« Hrm. », grogne-t-il en guise de réponse. C'est bien la moindre des choses, pense-t-il, il ne manqueraient plus qu'ils attrapent une des nombreuses maladies qui traînent dans le coin. Entre le tétanos et la gale, ils ont l'embarras du choix par ici !

Il avise la pile de vêtements propres, observant d'un oeil critique les chemises que Lise a sélectionnées après lui avoir confié ses vêtements couverts de diverses matières abominables. Il  choisira une chemise sans trop de fioritures, noire comme son âme une nuit sans étoiles, assortie d'un pantalon tout aussi tristement passe-partout, avant d'aller prendre un bain interminable.
Au sortir de sa propre toilette, Lise pourra trouver le Grand Inquisiteur les cheveux encore humides, coiffés en cardigan. Il est en train de prendre des mesures sur l'unique matelas double de la chambrée à l'aide d'un petit mètre, accroupi pour vérifier au millimètre près.

« J'ai mesuré et nous avons la place de dormir sur cette misérable parodie de couchage que vous appelez lit sans compromettre votre réputation de Dame. Si vous vous mettez là et moi là il y a quinze bons centimètres d'écart », fait-il en pointant du doigt une ligne invisible qui le fait dormir au bord du matelas et elle dans une moitié de lit bien délimitée. « ... cela devrait suffire. Les murs ont des yeux ET des oreilles, Lise Eurelt. » Il lève un index, l'air paranoïaque comme jamais, probablement échauffé par le manque de sommeil et l'adrénaline qui redescend.  « Demain, nous demanderons audience au roi et à la reine d'Arvandor. Ils doivent savoir ce qui se trame. Et nous devons avertir le Roi par n'importe quel moyen. Peut-être peut-il envoyer des gens pour nous chercher. »

Malgré tout ce qu'ils ont vécu, il a l'air d'avoir pris un demi-litre de café: un dernier pic, avant que la fatigue ne s'abatte définitivement sur lui. Il se laisse lourdement tomber sur un côté du lit, l'air bien accablé tout à coup.