Sur cette île secrète où les chevaliers saints se rassemblent est une forteresse lugubre et difficile d'accès. C'est rarement le cas pour toi, habitué au temps capricieux quand tu dois revenir au sein du nid. Souvent, les cinq se rassemblent. Et aujourd'hui, tu as peut-être de bonnes nouvelles à annoncer, mais tout le monde n'est pas disponible. Ça attendra.

Même si tu t'en bouffes la lèvre au sang.

L'envie d'en parler n'apaise aucunement cette obsession qui te prend doucement aux tripes. Tu as beau essayer de penser à autre chose, rien n'y fait, ça revient au quart de tour. Les idées fusent, tu as du mal à organiser tout ça pendant que tu rejoins un étage pour te reposer.

Une fois assis, tes doigts traduisent l'agacement de la cacophonie qui se passe dans ta tête. Tu tapes des doigts, tu griffes le repose-coude, tu lèves les yeux vers le plafond. En plus de ça, il y a du mouvement ici et là, tu l'entends d'ici. C'est l'occasion de t'occuper, de sociabiliser un minimum puisque tu n'es certainement pas le chevalier saint le plus disponible des cinq.

« Albiiii, c'est toi ? Il n'y a pas encore tout le monde pour le rassemblement, rejoins-moi deux minutes. »

A chaque fois que je viens ici, malgré le respect et l’admiration que je voue aux lieux, aux personnes qui font vivre notre idéal, je peux pas m’empêcher de penser que c’est beaucoup trop sombre. Merde, on veut sauver Arathia, pourquoi tout donne l’impression qu’on va bientôt mourir ?

Mais toutes ces réflexions, y’a que Kyrie qui doit les connaître. Alphard sait pas où est le Nid bien sûr, et les autres… Bah, c’est sans importance au fond : y’a tellement plus important à régler qu’une histoire de déco, surtout lors de nos rassemblements en petit comité. Encore du temps avant le rassemblement, je traine dans les couloirs, discute avec un ou deux potes, grands sourires qui laissent souvent un froid même s’ils sont offerts du fond du coeur.

Jusqu’à ce qu’Orion pointe son minois d’ange, attirant immédiatement mon attention ; c’est lui qui m’a ramenée ici, qui m’a appris à me servir de mes lances. J’ai parfois du mal à réaliser qu’à présent on est adelphes d’armes. Dans tous les cas, comme Kyrie, il a toujours toute mon attention.

“Orion ! M’étonne pas que tu sois déjà là, beau gosse ! J’arrive !”

Je salue ceux avec qui je discutais, sans l’ombre d’un regret, pour le suivre jusqu’à leur salle de réunion. C’est là seulement que je lui attrape délicatement le menton, laissant tomber mon oeil sur sa lèvre en contrebas.

“Tu veux un truc pour ta lèvre ? Tu saignes.”

Parfois, ce n'est pas simple d'être le seul à écouter tes pensées. Mais tu es plutôt ravi d'enfin pouvoir parler à Albi, ça fait un petit moment que tu t'éloignes un peu de tout le monde. Tu as tes propres projets et tu préfères évaluer les risques dans ton coin avant de partager tes suggestions plutôt que d'envoyer tout le monde à la mort pour un oui ou pour un non.

« J'ai toujours une avance sur les autres. »

T'aimes bien être là dans les premiers pour ne pas qu'on t'engueule pour rien. Même si l'idée même d'avoir tous les regards braqués sur toi ne te déplaît pas nécessairement. Tu as à peine le temps de te redresser pour la saluer que tu dois te laisser faire. Tu hausses simplement un sourcil, ta langue glissant rapidement sur tes lèvres pour essuyer à la va-vite le sang.

« Je saigne toujours ? »

Tes lèvres s'étirent un peu, provocateur et amusé. Ça ne fait pas beau sur ton visage angélique mais ça passera rapidement. Ce n'est pas comme si tu avais prévu d'être irréprochable et irrésistible dans les prochains jours.

« Alors, ça fait un moment qu'on ne s'est pas entraîné. Ou qu'on n'a pas passé de temps ensemble. Je ne sais pas quand les autres vont arriver, on devrait en profiter. Qu'est-ce que tu en dis ? »

Peut-être que l'un de vous a les lances un peu rouillées, qui sait. Même si votre utilisation est légèrement différente, Albi a quand même quelques similitudes avec toi. C'est une évidence puisque tu l'as aidée à développer sa magie. Et quelle belle magie d'ailleurs.

« Sinon, on va voler les petits novices. J'ai besoin de m'occuper, on s'ennuie ici. »

Tout te démange, tu n'as pas l'air prêt à ne rien faire pendant un certain temps.

Un sourire en coin, sans rien dire. Son avance, parfois, j’ai l’impression que c’est pas juste pour les rendez-vous. Mais qu’importe, ça me convient bien comme ça, y’a ceux qui se mettent naturellement en avant et ceux qui font les basses besognes. Pour notre but, faut les deux, et je laisse largement à bouille d’ange le premier point.

Mes doigts se détache de son menton, l’air soucieux quand même, alors que je secoue la tête. On voit la marque si on louche sur sa bouche - et vous avez déjà essayé de loucher avec un cache oeil ?? - mais c’est mieux, comme ça.

“Non, ça va.”, voix soucieuse quand même, mais j’insiste pas. “Ca rajoute un p’tit côté bagarreur… ”

Il a certainement quelque chose derrière la tête, et comme toujours avec lui, je l’écoute avec attention. Il est nerveux ? Quelque chose s’est passé, ou ne s’est pas passé et c’est ce qui fait qu’il se bouffe. Sourcils froncés, transparente pour lui certainement, j’acquiesce sans une once d’hésitation.

“N’importe quoi tant qu’on reste pas immobile, quoi…”

Il me connait.

Il doit certainement sentir le moment où, malgré l’endroit où nous sommes, malgré l’absence - pour ma part - d’armure, je ploie légèrement sur ma jambe directrice. La lance apparaît alors que je bondis sur lui, tout sourire. Le but est pas de lui faire mal, mais d’aiguiser nos réflexes. Pas d’avoir le dessus, c’est quasi impensable pour moi. Me hisser à son niveau, peut-être, un jour.

“Si j’te touche, tu me dis c’qui te travaille ?”

On a moins les idées qui s’emballent quand on est crevés ; en tout cas, ça m'ai toujours aidé.

Un éclat dans mon regard, une lance qui apparaît derrière lui pour le surprendre à nouveau. Le forcer à bouger, à courir un peu. A se battre, se défendre pour sauver un peu sa peau, même si on fait semblant.

Tout va visiblement pour le mieux après un simple passage de langue et vous pouvez donc vous focaliser sur une activité qui pourrait vous stimuler tous les deux. Il faut dire, tu t'ennuies souvent ici. Tes obsessions te mènent ailleurs et si tu pouvais rapidement retrouver les élus pour les débarrasser du monde, ce serait pour le mieux. Mais ça ne se passe jamais comme tu le veux, alors il faut attendre.

Il ne te faut pas longtemps et pas beaucoup de matière grise pour voir que l'entraînement lui plaît. Et que ça va commencer très rapidement. Tu la sens pressée, tes yeux fixent la jambe fléchie. Sa rapidité et sa combativité font qu'elle aura probablement l'avantage sur toi si tu ne réagis pas immédiatement. Tes lèvres s'étirent légèrement, tu veux bien lui laisser le bénéfice et le bonheur de pouvoir fondre sur l'autre en premier.

« Je te connais très bien Albi, tu devrais le savoir. Tu ne m'auras pas. »

Ou alors, tu peux la laisser faire. Pour une fois. Mais tu es un très mauvais perdant, habité d'une frustration très peu agréable à vivre quand ça t'arrive. Tes sens aiguisés et ta facilité à appréhender te forcent à te décaler assez pour ne pas être blessé, même si tu sais que ses intentions ne sont pas mauvaises. Ton plumage prend assez cher cependant, dans un mouvement aussi brusque, les plumes mortes tombent mollement sur le sol.

« Il faudrait vraiment que tu changes de façon d'engager les choses, pour être imprévisible. Comment tu vas faire si un jour je deviens ton ennemi ? »

Et quand bien même ce n'est clairement pas dans ton programme de retourner ta veste, qui sait de quoi le futur est fait. Dans ta main, tu charges une lance d'éclairs à ton tour. Ta prise est ferme et bien placée pour avoir le plus de contrôle possible tandis que tu t'envoles, profitant du plafond assez haut pour quitter légèrement le sol.

« Il faudrait aussi que tu t'entraînes pour le tir au pigeon. On n'est pas tous cloués sur terre, et je pense que tu te débrouilles bien mieux que moi dans l'eau. »

Une fois la lance chargée, tu la lances volontairement à côté d'Albi. L'onde de choc pourrait la perturber et te permettre de la faucher. Mais tu es quand même bien hors du sol, le vent repoussé par les ailes soulevant la poussière rarement dégagée par les chevaliers. Ils ont bien mieux à faire que du ménage, et les petits apprentis aussi.

Langue tirée entre les deux rangées de choses pointues qui me servent de dents, petit provocation de mon côté. Je sais qu’il n’oubliera pas qu’en m’apprenant tout ce que je sais ou presque, il m’a aussi appris sa manière de bouger, combattre. De penser aussi ? Non, ça, j’crois que personne le saura jamais vraiment. De toute façon l’important, c’est se donner à fond ! Sans m’occuper des plumes qui volent, c’est sa seconde pique qui me fait froncer toute la zone entre la bouche et les yeux, en une mimique empruntée aux humains, qui ne fonctionne pas réellement mais qui reste très parlante. Qu’il devienne mon ennemi signifierait que l’un de nous deux a trahi ; impensable.

“Moui, et demain j’gagne un concours de beauté à Xin Alda…”

Il y a cette foi inébranlable en notre objectif commun, en notre amitié, en ce qu’il est, qu’il représente… En ma capacité à l’éliminer s’il venait à se retourner contre notre mission sacrée. Ca ou mourir en essayant.

Lorsqu’il prend de la hauteur, je réagis au quart de tour en lâchant ma lance pour attraper une chaise et la balancer globalement dans sa direction, grimaçant lorsqu’elle le manque mais que la chute lui est fatale, fracassant le bois contre la pierre du sol. Paix à son âme, peu de temps pour la pleurer de toute façon.

Je bondis pour éviter sa lance, roule au sol sans grâce alors que l’onde de choc me déstabilise, me fait perdre l’équilibre que je rattrape douloureusement sur un poignet. Pas très grâcieux, l’image même du poisson hors de l’eau face au piaf.

“Hmph… Qui te dit que t’es pas déjà pile où je voulais, mon p’tit pigeon fringant ?”

Il doit certainement sentir, entendre peut-être, le crépitement des lances générées derrière lui. Bien sûr qu’on ne cherche pas à se blesser vraiment ; qu’il va pas vraiment m’embrocher et que je suis pas vraiment en train de balancer toute la sauce comme si j’allais le transformer en passoire à nouilles.

Je calcule déjà mes prochaines actions, sans savoir si j’aurai le temps, la possibilité de les faire. Profiter qu’il soit occupé à éviter mes éclair-lances pour prendre de la hauteur. L’attraper, me pendre à son cou pour le ramener au sol avec moi. Les lances s’abattent alors que je pars, incertaine de pouvoir réaliser l’action jusqu’au bout.

Le but n'est pas de tout détruire, et encore moins d'endommager la vieille structure. Mais bon, on s'ennuie tellement par ici, alors comment ne pas céder à la tentation de laisser une trace de son passage et de justifier ça par un entraînement un peu trop intense ? Ça te fait sourire, cette idée. La chaise vole et se prend dans tes plumes assez violemment pour que tu perdes de la hauteur. Tu gardes cependant ton calme, ne laissant qu'une maigre expression trahir la surprise.

« Comment ça, tu saurais leurrer les gens ? »

Sa façon de combattre ne t'a jamais laissé le loisir de te dire qu'elle sait prévoir des trucs. L'air semble s'alourdir, changer, et c'est à ce moment-là que tu réalises ce qu'il va se passer. Tu as à peine le temps de te retourner, si tu te prends plusieurs lances, ça risque de faire très mal et de compromettre sèchement ton programme pour les prochains jours. Alors tu fais tout pour limiter les dégâts, l'attention portée sur autre chose le temps de survivre à la vague de lances.

Elles lèchent de très près ta peau, trop près, parfois. Que tes plumes soient abîmées importe peu, elles repousseront et il faudra les aider à se défaire de leur cocon de kératine. Ce n'est jamais agréable. Ton esprit surchauffe assez pour qu'Albi puisse se saisir de ta gorge ; le poids de deux personne est difficile pour la puissance de tes ailes et, lentement, tu perds toujours plus d'altitude.

« Tu me fais un mal de chien, avec tes mains poisseuses ! »

Et ça va faire rougir ta peau. Et ce combat… Il t'ennuie déjà. Probablement parce que tu as perdu l'avantage. Ça te fait serrer les dents assez fort pour que tes lèvres gercées se rouvrent, saignant légèrement à force de grimacer. Ce n'était vraiment pas prévu, ça. Quand tu te retrouves à terre, tu te sens horriblement gêné. Vous n'avez même pas eu le temps de perfectionner toutes vos techniques.

« C'est comme ça que tu comptes t'occuper d'un élu de Vollheim ? Alors qu'il peut potentiellement faire le triple de ta taille ? Tu devrais me laisser l'avantage. »

Tes dents claquent sèchement. Même si tes crocs sont bien moins imposants et tranchants que ceux de l'homme-bête, tu n'en demeures pas moins combatif quand tu t'y mets.

« D'ailleurs… Tu as des pistes pour retrouver leur trace ? Ils sont parfois assez discrets. »

Tenter de la distraire, pour, peut-être, attaquer en traître. Ça te plaît bien. À voir si elle tombera dans le panneau.

C’est absolument pas normal que mon plan se déroule comme prévu. Ca doit même se voir, à mon expression, un début d’inquiétude qui marque mes traits. Qu’il me dise que je lui fais mal, alors que je voulais simplement lui montrer que j’ai progressé. Dès qu’on touche le sol, je retire les mains, l’air de plus savoir quoi en faire, vu comment je les essuie sur l’arrière de mon pantalon pour sécher la transpiration inéluctable lorsqu’on se bat.

“Pardon, j’voulais pas… Je t’ai fait mal ? Je peux faire quelque chose ?”

J’ai du mal à suivre ses propos. Si l’ennemi est grand, lui sauter dessus devrait être pertinent. Donner tout ce que j’ai également. Ca doit se voir, dans ma tentative de me faire toute petite, dans mon expression froncée, alors que je ne le comprend pas, à mon grand regret. J’ai toujours estimé qu’Orion avait un aspect stratège, à voir les choses en plus grand, qui me manquait. Et même en faisant des efforts sur le point, lui reconnaître l’avantage sur ce plan est la base des choses.

Il reste quand même vexé de s’être fait avoir.

Mais quand il dérive sur notre mission, j’oublie même qu’on était en train de se battre l’instant d’avant, mon expression devenant plus distante, alors que je l’observe pour savoir s’il a une blessure à soigner, soucieuse d’y avoir été trop fort.

“Hum, j’ai fait un détour assez long ces derniers mois. Cerah, Clara Nocte, puis retour ici en passant par Arvandor. Rien de probant, même si je pense avoir noué un bon contact avec le chef des forestiers. Un chouette type, un peu naïf… Ca peut servir.”

Même si j’apprécie Dogemius, et que j’ai pas spécialement envie de l’utiliser - en serais-je même capable ? - ça peut servir.

“C’est pas vraiment mes armes, cela dit… ”

Mais si bourriner, c’était la solution quelle que soit la situation, le monde serait certainement beaucoup trop simple…

Ce petit jeu semble fonctionner, juste assez longtemps pour que tu lèves les yeux vers elle d'un air désespéré. Et l'envie même de sourire, de lui sauter de nouveau à la gorge pour lui instruire la leçon de ne pas baisser sa garde te prend aux tripes, tend tes muscles l'espace d'un instant. Tu te prends même à commencer à lui fondre dessus, les yeux écarquillés comme un prédateur face à sa cible qui lui permettra de survivre un jour de plus dans ce monde.

« Si j'étais ton ennemi, je t'aurais tué à ce moment-là. Attention, Albi. »

La déconcentrer est visiblement un point facile à exploiter pour s'en sortir en cas de danger. Et ça te fait doucement soupirer. Tu croises les bras, les ailes repliées contre toi, ta mine particulièrement agacée de ne pas avoir réussi à tout anticiper. Même si tu ne doutes aucunement sur ta légitimité à avoir l'armure, les faiblesses comme ça ont tendance à te rendre dingue.

« Oui, ça peut servir. Tous ceux qui sont en mesure de nous aider à les trouver doivent être utilisés. »

Tu grognes un peu. Tu sembles vraiment secoué par cette pseudo défaite, même si le combat était amical. Tu n'aimes pas perdre, parce que ça te rappelle que tu as toutes les chances de crever si tu ne parviens pas à reprendre le dessus par tous les moyens possibles.

« Dis-moi qui c'est, je vais m'en charger. Je lui tirerai les vers du nez jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. »

L'obsession de tuer les élus un par un jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus reprend doucement le dessus. Tes mains commencent à trembler, comme si tu étais en manque de quelque chose alors qu'en vérité, tout va bien. Tu te perds dans tes pensées, tu manques de te faire une fois de plus du mal. Mais finalement tu penses à autre chose et tu forces un sourire.

« On doit leur tomber dessus tous ensemble. Avec les apprentis. J'en ai assez de ce petit jeu de cache-cache, je veux lancer un assaut. Mais tout seul, je n'ai aucun droit, j'imagine. »

C'est l'esprit d'équipe qui prime.

Une seconde, Orion m’effraie. Alors qu’il commence à fondre, je le vois comme le verront un jour, je suis persuadée, les élus qui périront sous sa lance. Une seconde, alors qu’il me dit qu’il m’aurait tué, je le crois sans hésiter, sans même songer qu’il ne le fera jamais parce que nous sommes amis.

Et c’est absolument terrifiant.

“... Oui, tu as raison.”

Un malaise soudain me colle à la peau, au-delà de la sensation de ne pas être à la hauteur de mes collègues, des gens qui m’ont fait confiance. Est-ce justement ça le souci, ou autre chose ? Un désir d’être à leur hauteur, digne d’eux, ou même cette confiance trop importante que je leur offre ?

Le malaise persiste mais je le remise à plus tard, avec mes mains gluantes et mon incapacité, de toute évidence, à comprendre ce qu’on attend de moi. Le sentiment de l’avoir déçu plutôt qu’impressionné positivement persiste quand même.

“Dogemius Bonemorrow, le chef des forestiers. Un p’tit bonhomme qui m’arrive à peine à la cuisse, mais très apprécié et qui connait tout le monde. On le retrouve surtout autour de l’Orée d’Emeraude.”

Pas un battement de cil, pas une once de culpabilité à balancer ce début d’amitié pour notre cause. A voir ses mains trembler, j’ai un mouvement pour les attraper, les stabiliser, avant de m’interrompre et me priver d’un contact qui me ferait sûrement du bien. Il se reprend rapidement, par pudeur je fais comme si je n’avais rien remarqué. Son affirmation me fait hocher la tête sans hésiter, imaginant un instant le bonheur d’attendre enfin notre but.

“Tu sais que si on lance le sujet, tu auras mon appui inconditionnel. Je te suivrais les yeux… l’œil fermé, Orion, tu sais bien.”

Ce n’est pourtant pas si simple. Il le sait aussi bien que moi, les élus ne se déplacent pas en une bande sur laquelle on pourrait tomber facilement.

“Mais même pour ça, on a besoin de trouver où ils sont, qui les protègent. Ou trouver une manière de les ressembler tous… ”

Le festival de l’élu, quelque chose comme ça. Un piège à refermer sur eux, en les ayant tous d’un coup, ou une majorité.

“Qui sait, si l’un d’entre nous se fait passer pour un élu, ça énervera peut-être la vraie personne… ”, non, c’est un piège stupide. Qui manque de vision à long terme certainement. “Mais on en était déjà là quand Kyrie avait l’armure du chat et… on doit réussir à faire bouger les choses. Donc si tu veux qu’on mette en place des plans, même les plus risqués, les plus suicidaires, tu peux compter sur moi.”

Parce que c’est plus simple de se jeter dans le combat que voir les siens revenir blessés, de toute façon.

“Tu as déjà un plan et tu veux en parler ?”

Même si l'entraînement a été écourté par ton manque flagrant de bienveillance face à la défaite, voilà que tu t'engages déjà dans les grands discours et les grands mots. Tu te dégourdis un peu les jambes, comme si t'agiter dans tous les sens jusqu'à suer et finir par prendre un bain ne t'a pas suffi. En vérité, ça doit être l'obsession qui te pousse à tourner partout, à réfléchir en te bouffant parfois les doigts.

Puis tu t'arrêtes. Un nom est prononcé. Tu hausses un sourcil, ça ne te dit absolument rien. Mais puisqu'il a l'air utile, tu retiens tout de suite cette identité et tu essayes de te faire un petit portrait robot pour lui parler, si tu as la chance de le croiser un jour. Tu hoches la tête, puis tu cherches du regard les autres armures qui, visiblement, ne comptent pas se rassembler immédiatement.

« Intéressant. » Ce serait peut-être à toi d'aller voir ce que ce Dogemius a dans le ventre. « Donc il devrait connaître les deux élus du royaume. Et les prochains. Et encore. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus l'ombre d'un angias dans ce pays de sauvages. »

Les enfeuillés n'ont pas besoin de tes soins. Enfin ça, c'est ce que tu te dis. Tu n'as soigné que très peu de ces choses dans ta vie, la sève et le bois qui les font bouger sont un mystère à tes yeux. Tu préfères largement t'occuper de ceux qui vivent réellement, qui pleurent de vraies larmes et qui saignent, même s'il est noir et suppurant.

« On se rassemblera à un moment, on doit passer aux choses sérieuses, Albi. Il est temps que la corruption cesse et qu'un nouvel  ge mette fin à notre ère actuelle. La volonté des dieux est vraiment capricieuse. »

Ils jouent. Ils veulent voir ce qu'il va se passer. Et ça ne te plaît pas.

« Je n'ai pas encore de plan, mais ça viendra très vite. J'ai peut-être une idée folle en tête. » Oui. Ça doit marcher. Tu finis par tendre les bras, bien déterminé à laisser tes idées fuser et ton esprit parler tout seul. « Et si on montait les élus entre eux ? Une mutinerie, de nouveaux meurtres qu'ils accompliraient eux-mêmes, comme dans l'Histoire. Et on est là, derrière, à s'assurer que le bain de sang ne cesse que lorsqu'il n'y a plus qu'un élu qu'on achève nous-même. »

L'idée de se faire passer pour un élu est pas mal. Il faut le dire. Mais il doit également être simple de comprendre une supercherie.

« Je crois qu'on ne saisit pas réellement les enjeux et les qualités d'un véritable élu. La couverture ne fonctionnerait que quelques instants, et il faudrait que la marque de substitution soit convaincante. Mais je marche. »

Les mouvements d’Orion sont une habitude que je suis du regard avec attention. Peut-être pour l’arrêter, s’il commence à se ronger les ongles, peut-être parce que voir ma détermination dans le comportement d’un autre me fait du bien. C’est par confiance aveugle en lui que je donne sans hésiter toutes les pistes que j’ai, comme je les partagerais avec les autres, peut-être avec moins de précautions. C’est grâce à lui que je suis ici, à ma place, après tout.

“Il faut compter qu’il n’y a pas que des angias mais… oui. Espérons pour eux que les dieux entendent raison avant d’avoir perpétré un génocide.”

S’il faut le faire pourtant, ce sera fait. Mais c’est peut-être la petite différence entre Orion et moi : j’espère qu’on en arrivera pas là, même si j’y suis prête. Je doute qu’il songe au carnage que nous aurons certainement à perpétrer comme quelque chose de dommage. J’acquiesce lentement, portée par l’envie de nous unir pour une attaque groupée. L’envie d’être la Chasse dans son intégralité, même si mon aspect me pousse à la solitude.

“La volonté des dieux ploiera devant l’inéluctable.”

Et cet inéluctable, c’est nous, tout simplement.

Mais j’écoute, élève sage devant son mentor même si nous sommes à présent égaux.

“Nous éviter le sale boulot, en somme, même si… Peut-être qu’il suffirait de briser leur harmonie, oui, sans nécessairement les pousser au meurtre. En somme, fragiliser ce qu’ils essaient de construire, leur montrer qu’ils ont tort, leur prouver par leur propre comportement…. Non, tu as raison, c’est plus simple de les pousser au massacre.”

S’il était si simple d’ouvrir les yeux, nous ne serions pas si peu au Nid, et l’île sur laquelle nous sommes reclus ne suffirait pas. Et si quelqu’un peut se faire passer pour un élu… C’est lui, de toute évidence. Pas dit qu’il en ait envie, ou les épaules, malgré tout. Avant de le lancer là-dedans, on a besoin - encore une fois - de plus d’informations, d’attendre, de se préparer.

J’suis presque surprise qu’il aille dans mon sens, et je pose mes fesses sur la table autour de laquelle nous serons bientôt réunis pour réfléchir.

“Il faudra être sûr de n’envoyer personne au casse-pipe, pour éviter qu’il ne donne des informations sur nous. A mon sens, ce rôle devrait être donné à un de nous cinq, on ne peut pas se permettre de mettre un écuyer sur quelque chose d’aussi sensible.”

Je l’observe encore, aller et venir, avec l’envie brève de l’attraper pour l’interrompre, comme si son incapacité à rester en place pour faire le point sur ses idées était contagieux.

“Orion ? On va trouver. Et s’il y a besoin d’une attaque frontale, j’y irai.”, mon regard se pose dans le sien, déterminé au possible. L’idée de le - les - protéger, en plus de remplir ma mission, me plait. Les Armures sont ma famille, au même titre qu’Alphard. “Ca me ferait presque regretter de ne plus être dans l’armée malaqi… J’aurais p’tet pu avoir des infos sur les élus d’Al Malaq… Je suppose que c’est eux qui gèrent leur protection.”