Tu inspires avec prudence, la sensation que le bâtiment immense qui fend le ciel est encore derrière toi, tout proche. Tu n’as pour ainsi dire rien pris en partant, pour que ce soit imprévisible. Pour qu’on s’attende à ce que tu reviennes, comme après une simple promenade pour te dégourdir les jambes. Jambes qui commencent à être lourdes, fatiguées, après des heures et des heures de marche, quelques siestes plutôt que des nuits complètes. Peu sûr du temps qui s’est écoulé depuis que tu t’éloignes de l’édifice, coupé de tes repères usuels, tu continues à errer en te fiant aux cartes que tu as pu étudier de la région.

Bientôt, tu devrais trouver la mer de Sylve - tu aurais déjà dû la trouver, mais tu as certainement marché moins vite, moins loin que tu ne le penses. De là, parvenir à prendre une embarcation, quitte à embarquer clandestinement, et adieu Ananda. Ton plan est parfait.

Tu as suivi la lune pour te repérer, sûr de toi ; et tu aimerais commencer à sentir autre chose que l’air putride d’Ananda. L’eau, l’air salin que tu n’as jamais respiré. Mais tu t’arrêtes, qu’importe qu’il n’y ait rien d’accueillant, particulièrement ici. Trop fatigué, même pour chasser, tu te contentes d’un peu d’eau restant dans ta gourde. Il faudra bientôt des provisions, ou ton plan va s’achever avant même d’avoir pu réellement se dérouler, sans éclat, comme bien trop de choses disparaissent ici-bas. Dans le silence et l’indifférence.

De tous tes yeux, tu surveilles une plante que tu connais bien, grande chose aux épines mortelles, comme si elle pouvait fondre sur toi. Tu es presque certain qu’elle le peut ; mais encore un peu, quelques heures sûrement, et tu seras enfin où tu veux. Il te faut juste un peu de repos, juste un peu…

De tous tes yeux pourtant, tu commences à fatiguer. Assis à même le sol, ta tête dodeline, ton corps se courbe, tes bras se croisent. Autour des jambes, deux fois, sur les genoux, pour faire un oreiller sommaire. Juste un peu. Juste…

Le sol qui le prévient de quelque chose qui approche. Tu te redresses de toute ta hauteur, observant l’abomination qui, par ses trop nombreux membres, a toujours évoqué une certaine tendresse pour toi. Mais tu t’y attendais pourtant.

“Oh, Jofrta ! Tu sais, ce n’était pas la peine d’utiliser Carnichoupi pour dire bonjour !”, l’air faussement détendu, tu cries dans le vide.

Peut-être que tu te trompes. Peut-être que tu ne l’as pas reconnu, et que c’est réellement une créature sauvage. Si c’est le cas, il n’y a plus qu’à espérer qu’elle soit facile à vider de son sang, avant qu’elle ne t’éclate la tête… Une seconde encore, avant que tu ne prennes tes jambes à ton cou, continuant à courir vers, tu en es persuadé, cette mer qui semble ta seule porte de sortie.

Les suspicions concernant la bête aux mains plus nombreuses que les tiennes t'ont parfois empêché de te reposer. C'en est devenu une obsession et il fallait s'attendre à ce que ça arrive. En revenant à la Tour après l'attaque, le voilà disparu. De quoi te faire soupirer, il aurait pu participer à cette bataille victorieuse, mais non. Voilà que sa place est vacante.

Ça n'a pas l'air d'inquiéter grand monde, car ce monde-là est occupé à se réjouir de la corruption qui peut petit à petit reprendre son bout de chemin ; il est vrai que le trou béant du barrage des elfes est une belle vision, mais… Vous êtes en train de perdre une âme bien étrange.

Alors te voilà à gambader partout, à la recherche du damné. Tu n'as clairement pas envie de perdre une des rares personnes qui peuvent jouer à des jeux de mains particulièrement vilains. Et même s'il y a des raisons bien plus obscures que ça qui traînent à l'arrière de ta tête, ce n'est pas une raison pour tout abandonner.

Mué dans une forme maladroite mais rapide, tu avales les mètres aisément, dérangeant la nature en écrasant peut-être quelques bêtes sur ton passage. Petit à petit, tu sais que tu te rapproches de la mer. À défaut de pouvoir voler, le damné voudra probablement nager, ou mieux, trouver un embarcadère de fortune.

La terre tremble assez pour faire passer un message. Et quand tu sembles trouver une silhouette familière après avoir observé tous les angles de ta myriade d'yeux, tu accélères le pas. Tu t'écrases à moitié devant lui une fois arrivé mais qu'importe, voilà que tous les regards sont sur lui.

Le silence pèse au début, tu le sais assez dangereux pour te tuer sur un coup de tête s'il stresse assez. Et si, au début, il n'y a que quelques grognements gutturaux qui s'échappent, tu tends une main et tu fais clairement savoir ton mécontentement.

« Où allais-tu, comme ça ? On t'attend à la tour, il faut fêter notre victoire. » Tu grognes plus fort encore, les griffes dans sa direction. « Tu as soif d'aventure ? Pourtant on est si bien là-bas. Allez, reviens. On va jouer tous les deux. »

C’est un réflexe étrange que de tendre les mains pour assurer son arrivée, malgré la stupidité du mouvement. Rapidement, comme un insecte qui replie ses pattes, tu ramènes tes bras à toi, fais un pas de côté. Tu veux t’éloigner simplement, déployer ce qui te reste d’ailes dans un sens. Et il ne te laissera pas faire, et ça finira mal, pour l’un ou l’autre. Tu aimerais qu’il te craigne, mais tu doutes de toi, face à lui.

C’est pourtant un sourire sincère qui étire tes lèvres. Tu savais qu’ils seraient victorieux, et tes bras s’enroulent autour de toi comme pour montrer ton incapacité à attraper sa main. Ton incapacité à revenir à la Tour.

“Je pensais te laisser un mot, mais j’ai eu peur que tu prennes ça… mal.”

S’il est agressif, toi, tu te contentes d’être sur la défensive.

Comme si tu pouvais l’atteindre,
comme si tu pouvais le convaincre,
comme si ça n’était pas des adieux…

“Je suis content que vous ayez gagné. En plus tu n’as pas l’air blessé… Sovereign va bien ?”

Malgré tout, il y a cette attraction malsaine, cette inquiétude pour ceux qui sont tes plus proches. La Tour de Galate joue bien étrangement sur ton esprit ; le plus simple, sûrement, ce serait d’accepter et d’y retourner, sans heur, sans cri.

“Mais c’est votre victoire, vos plans, moi… J’en fais pas partie.”, peut-être qu’il comprendra. “J’ai envie de découvrir autre chose. Je veux voir le soleil, boire une eau qu’il faut pas filtrer et bouillir avant, je veux voyager… Oh, me baigner aussi ! Et montrer dans un aéronef… Vivre, en somme. S’il te plait.”

Tu n’iras pas lui faire croire, si vous vous battez, des contes comme “ça me fait plus mal qu’à toi”, tout comme tu ne te laisseras pas ramener sans rien dire.

La différence de taille n'a pas l'air d'effrayer l'hémomancien. Tant mieux. Tu ne vas pas très loin non plus, presque inquiet pour ta propre santé tandis que tes os craquent et se reforment pour redonner une silhouette moins imposante. Les feuilles viciées se replacent sur ton corps et tu gardes une expression bien trop sérieuse, qui ne correspond pas toujours à cette illusion du petit insecte déconnecté de la réalité et presque bienheureux.

« C'est encore pire de nous faire défaut pendant qu'on est occupés. » Une courte pause est de mise quand tu te rapproches, les yeux comme des couteaux prêts à se planter pour l'immobiliser. « Je n'étais pas avec lui. J'imagine qu'il va bien. Tu peux revenir pour lui demander directement, il doit être en train de jouer avec les morts et d'empester une pièce. »

Tes lèvres se retroussent dans un rictus assez dérangé pour laisser apparaître des crocs presque vipérins ; tes traits bien peu souples et agréables respirent l'agressivité malgré une faiblesse physique bien visible.

« Il y a tout ce qu'il te faut à la Tour. Tu as de la chance d'être tombé sur moi, je suis conciliant, mais il va falloir t'expliquer avec les autres. »

Si Kethry parle comme s'il est retenu en otage, ça ne t'affecte aucunement. Pour ce genre de paroles, tu n'as aucune pitié. Et tu ne gâcheras même pas d'énergie pour faire semblant d'être touché et de lâcher une petite larme.

« Non, ça ne me plaît pas. » Les crocs claquent entre eux, recouverts d'une salive douteuse. « Si tu fuis, tu vas te noyer. Ou on va t'attraper par les ailes et on va te disséquer. Tu n'as pas conscience du danger qui court hors de nos terres. Hors de la Tour. Mes amis de la nature peuvent se faire un plaisir de te fondre dessus à cinquante. Alors que là-bas tu as des amis, de quoi manger, t'entraîner. Allez, reviens. »

Tu as presque envie de voir ça. Voir s'il parviendra à vider le sang d'autant de créatures avant qu'elles n'aient raison de tous ses doigts.

Assister à une transformation de Jofrta te donne toujours le sentiment d’être privilégié. C’est un spectacle fascinant, même s’il montre la détermination de l’autre à te plier à ses désirs. Sur tes gardes, tu te mords la lèvre, à te demander si tu peux avoir le dessus lors d’une joute verbale avec lui. Tu as l’impression de perdre du terrain sans rien faire, tu sens son agressivité, ses jolis traits découpés à la serpe dans l’écorce se déformant de cette manière si propre au personnage. Des plaques qui se déplacent pour marquer une expression plus que le jeu d’un ensemble de muscles. Et tu recules légèrement face à ses menaces. S’expliquer aux autres - s’ils se sont rendus compte de quelque chose - semble te déplaire énormément, faire face aux conséquences…

La description de ce qui t’attend hors d’Ananda amène pourtant une pâleur sur ton teint, qui passe à un gris cendreux alors que l’inquiétude teint tous tes yeux. C’est vrai que tu ne sais pas nager. Que tu ne connais rien au monde extérieur. Mais à l’instant, c’est lui la plus grande menace, la plus immédiate.

“Tu veux dire que tu vas me lâcher cinquante bestioles dessus si je ne rentre pas ?”, tu n’arrives pas à dissimuler l’angoisse que cette idée fait naître.

Pourtant tu t’approches de lui, on pourrait presque croire que tu vas le suivre docilement. Ce que tu adores avec Jofrta, ce que vous pouvez vous tenir toutes les mains, et qu’il t’en reste encore deux à poser sur son visage. Ca a toujours été rassurant, même si tu dois depuis plusieurs années, même quand tu n’avais pas finis ta croissance, te courber pour ça. Tes pouces caressent ses joues, tes ongles noirs la ligne de sa mâchoire, jusqu’à ce que vous accrochiez vos regards. Tu n’as pas peur de le toucher. Tu n’as pas peur de lui, lorsque vous êtes amis.

“Tu préfères me tuer plutôt que me laisser libre ?”, souffles-tu contre ses lèvres, contre ces dents qu’il a fait claquer l’instant d’avant. Au coin de sa bouche, tu récupères du bout de la langue sa salive. “Très bien. Cinquante. Si je les élimine, tu me laisses partir.”

Pour l'instant, tu n'as pas l'impression de contrôler la situation. Et tu n'aimes pas ça. Le sérieux qui t'habite n'est aucunement rassurant ; auprès des autres, tu passes souvent pour un petit blagueur, il est donc rare de te voir dans cet état. En vérité, tu te demandes pourquoi tu es ici. Juste l'espace d'un instant. Ça devrait être le travail des archidiacres de retrouver les petits traîtres, pas le tien.

Tu devrais être en train de dévorer du terrain à Cerah.

« En fonction du nombre de bêtes qu'il y a aux alentours, je pourrais t'en envoyer le double si tu en as envie. »

Parce qu'appeler des créatures beaucoup plus loin risquent de t'épuiser en un clin d'œil, tu préfères être un minimum raisonnable. Hors de question de gâcher de l'énergie pour quelqu'un qui ne mérite pas autant d'attention de ta part. Tes mains s'agitent dans tous les sens, appellent déjà quelques bêtes qui rôdent et se cachent non loin d'ici. L'avantage d'être à Ananda, c'est que les ressources sont presque illimitées quand tu n'en fais pas n'importe quoi.

« Je n'ai aucune pitié pour les fugueurs, Kethry… »

Tu t'es laissé faire, maintenant immobile. Votre proximité n'attise ni pudeur, ni pitié. Il n'y a que les poils de ton côté arthropode qui se redressent, qui te gonflent et te rendent plus imposant. Le contact de sa langue ne te met même pas en émoi, te forçant simplement à avoir un petit mouvement de secousse comme pour le chasser.

« Je suis ravi de voir que tu ne discutes pas les conditions. »

Cinquante bêtes. Rien que ça. Mais Kethry n'a jamais précisé qu'il en voulait des faibles. Alors tu comptes bien faire de son combat un enfer, le coin de tes lèvres s'étirant dans un sourire machiavélique. Puis s'ensuit un appel bien particulier avant qu'une petite armée ne se forme en arrivant sur les lieux, alertes et, pour certains, affamés.

« Il y a des grands, des petits, des communs, des plus rares. Oh, et le grand chef arrivera bientôt. »

Appeler autant de bêtes n'est pas de tout repos, mais tu restes digne pour prouver à l'hémomancien qu'il n'a rien à faire hors des terres d'Ananda.

Tu n’as jamais poussé Jofrta dans ses retranchements, et tu aimerais qu’il t’offre une alternative plus douce. Quelque chose qui te permette de t’accrocher, même si tu devais rentrer à la Tour. Mais il ne te laisse rien.

“Tu n’as de pitié pour personne.”, et tu sais que la tristesse qui t’habite en disant ça ne l’atteindra pas.

Tu ne discutes pas, non, ça ne sert à rien avec lui. Soit tu réussis une démonstration de force, soit… Peut-être que tu ne seras plus là pour en parler. Tu n’as pas envie de mourir, pas de la main d’un ami… Mais au fond, tu aimes l’idée de prouver ta détermination. De chercher à comprendre la sienne. Même si tu t’éloignes, pour te préparer, deux dagues déjà sorties. Celles que tu n’aurais jamais levé contre lui.

Tu pâlis lorsqu’il annonce ce qui arrive, et ton coeur cogne tellement fort qu’il te fait mal jusque dans ton crâne. Tu lui en veux, brièvement, mais ça ne sert à rien. Les créatures arrivent, tu observes, presque désolé de devoir les tuer. Mais avant de te lancer, c’est ultimement à Jofrta que tu jettes un regard.

“Regarde-moi bien, d’accord ?”

Tu te concentres pourtant rapidement sur les vagues de créatures. Cinquante, c’est énorme. Tu connais assez la faune du coin pour ne sous-estimer personne, pas les petits, pas les grands, pas les communs.

Et bientôt, tu danses.

Pour éviter les attaques, pour entailler, pour faire des lames de sang que tu balances presque au hasard. Chaque attaque est calculée, la concentration te fait couler une sueur froide le long de ton dos, et bientôt ta respiration se fait courte. Tu n’as pas compté combien de choses tu as vidé, combien de sang tu as lancé pour attaquer, mettre hors d’état de nuire. Tu ne comptes pas tes blessures non plus, même si celles-ci te lancent. Ton sang s’est simplement mêlé à celui que tu utilise pour attaquer.

Mais tu faiblis. Tu peines à te relever, lorsqu’on te met à terre. Tu as beau maîtriser ton art, ton énergie n’est pas infinie. Tu as beau avoir plus de bras, plus d’yeux que la normale, la marée t’engloutit, les morsures, les griffures te plongent dans une souffrance lancinante qui brouille ta concentration. Et tu n’as pas encore vu la cerise sur le gâteau. A bien y penser, tu n’as même jamais vu ni goûté de cerise.

Le spectacle commence enfin et tu prends place, le sourire remontant jusqu'à tes oreilles inexistantes. Les quatre bras croisés, tu le vois déjà perdre, finir enseveli sous divers cadavres viciés et d'autres bêtes bien vivaces. Leur puissance n'est pas à sous-estimer, car même toi, tu ne pourrais pas lutter face à autant de bêtes en une seule fois. Les spores ne suffiraient pas à les calmer et tu n'es qu'un pauvre petit insecte feuillu face à des choses tout en crocs et en muscles.

« Alors, qu'est-ce que tu fais Kethry ? »

La déception se lit déjà sur ton visage. L'expression se ternit à mesure que la fatigue gagne l'immonde calantha. Et la grosse bête qui devait être là pour le bouquet final n'a même pas le temps d'arriver que son repas semble déjà prêt à être dévoré. Ses grognements font reculer certaines créatures, d'autres insistent, feulent, gargouillent et tentent même de s'en prendre à elle. L'animal qui retient Kethry au sol finit par s'éloigner après avoir marqué le corps de la terre qui restait collée sous ses pattes.

« C'est tout ? Tu m'as habitué à bien mieux. »

Et qu'on te dise que tu n'as pas de pitié t'attriste un peu. Tu pourrais laisser les bêtes en finir avec le traître fuyard, mais voilà que tu prends leur place pour te caler au-dessus de lui en le bloquant de ton bassin. Tes bras l'encadrent et tu détailles chaque blessure, chaque égratignure et chaque goutte de sueur.

Cette fois-ci, c'est à ton tour de venir lécher, aussi antihygiénique que ça puisse être. Tu te repais de sa sève caractéristique des êtres vivants ; ça n'a pas le goût de sève, c'est bien plus terreux, ferreux, agréable. Tes doigts finissent par se refermer sur autant de bras que tu le peux tandis que tu laisses le manque flagrant de pudeur guider ton visage ici et là.

« Tu devrais revenir à la tour, je vais t'entraîner et faire de toi une machine. Mais ça, c'est si on ne te juge pas comme un traître. »

Ce n'est pas à toi de décider du sort des fugueurs. Tu n'es qu'un diacre après tout. Et voilà que ta langue finit son chemin au plus près de ses narines, en quête de toujours plus de sève carmin.

C’est peut-être l’indécision, peut-être la fatigue d’errer depuis quelques temps sans trouver la mer qui pourtant ne devrait pas être si loin que ça. Tu sens que tu déçois Jofrta, mais surtout, tu te déçois. Tu aurais aimé voir ce qu’il te préparait de gros, comme une surprise macabre qui aurait montré ce qu’il pense de toi.

Tu es en-dessous de ce que tu espérais. Tu ne partiras pas. Tu vas même peut-être mourir là, et tu n’as aucune idée de ce que ça pourrait faire à quiconque. Est-ce qu’on te regrettera un peu ? Tu as mal ; avec un peu de chance ce sera bientôt fini, et sinon tant pis, peut-être que ta lâcheté te pousse à préférer ça à ce qui arrivera s’il te ramène. Qu’on juge ta tentative de fuite. Qu’on te punisse.

Mais rien ne vient ; plutôt, les bêtes s’éloignent, le cauchemar fait presque humain vient se jucher sur ton corps douloureux. Tu as des marques : dents, griffes, terre, hématomes. Tu siffles, avertissement ou douleur alors qu’il s’installe sans gêne. Tu sens son regard déçu, c’est un regret pour toi. Quitte à partir tu aurais voulu briller un peu plus.

“Ca fait un moment que je tourne, je suis pas au mieux de ma forme… Je pensais arriver à l’eau plus vite.”

Tu n’es pas conscient que ton sens de l’orientation absent t’a amené bien loin de ta destination. Tu frissonnes doucement sous sa langue, ton torse s’enflant pour aller à la rencontre de caresses qu’il ne t’offre pas. Tu as perdu, tu acceptes qu’il t’emprisonne, te goûte, et sa langue t’arrache autant de frissons de plaisir que de piques de douleur.

“Tu pourrais ne rien dire… Juste que je pensais aller chercher des gens pour la tour, et que je me suis perdu.”

Contre sa langue, ton souffle erratique. Tu as peur du sort qu’on pourrait te réserver. Et puisqu’il ne tient pas tous tes bras, tu lèves une main pour la passer dans le duvet qui encadre son visage. Ton sang y laisse des trainées bleues, les teinte en un mauve particulier. Ce mauve qui n’est qu’à vous.

“Je serai sage. Je suivrai ton entraînement… Je ne chercherai plus à fuir.”

Pas tout de suite en tout cas.

Doucement, tu appuies un peu plus sur sa tête. Ton souffle heurte sa bouche.

“S’il te plait, Jofrta… ”

Tes lèvres viennent chercher les siennes, comme si cela pouvait le faire céder. Le sang qui macule ta bouche lui est offert pour son silence, pour te rassurer, comme toujours.

Rien ne semble t'arrêter dans ton envie de l'humilier, de le faire tien une fois de plus. L'attitude des bêtes à vos côtés déteint sur toi et tu ne lâches rien ; la seule chose qui te différencie des créatures, c'est bien ta capacité à rire au nez de l'hémomancien pendant que tes doigts caressent doucement les coups et les blessures, comptent silencieusement le nombre de lésions à soigner dans les heures qui suivent pour ne pas que ça dégénère.

« Quand même, Kethry. Tu préfères te noyer dans l'eau plutôt que de rester à la Tour, ce n'est pas pardonnable juste comme ça, si ? »

Sa main pourrait t'apaiser mais non, tu restes impassible, cruel exécuteur d'une gangrène qui, petit à petit, fait disparaître le peu d'humanité qu'il te reste. L'odeur du sang s'imprègne partout où on vient te le déposer, tu ne réagis pas. Tu te contentes de le fixer de tous tes yeux composés, un sourcil relevé en guise d'appréhension.

« Et si… Ça ne me plaît pas ? »

Il faut que tu aies envie avant tout. Tu sembles ailleurs un long moment, à peine réactif à ce contact particulier. Tu n'as ni envie de le repousser, ni de prolonger tout ça le temps de reprendre tes esprits ; ta langue vient forcer le passage, lapant le sang, osant quémander toujours plus pour tester les limites.

Quand tu te recules, c'est pour l'engloutir sous tes ailes. Votre moyen de locomotion vient d'arriver et même s'il semble prêt à croquer Kethry, tu l'empêches de trop s'approcher. Cette fois-ci, il ne sera pas dévoré. Mais tu lui feras passer l'envie de recommencer à partir sans avoir à détourner ton attention avant.

« Allez, viens là Kethry. »

Après l'avoir recouvert des très fines écailles qui recouvrent tes ailes, tu ris encore. Sa face grise se retrouve barbouillée de noir et toi, tu tires sur ses bras. Tu uses de toutes tes forces pour finalement l'attraper les bras dessus, d'autres dessous. Cette étreinte particulière te rassure presque quand ton nez vient se frotter doucement contre ses vêtements, puis sa peau.

Et quelques pas plus tard, tu fais exprès de trébucher. Le sol n'est pas le plus agréable pour tomber mais toi, tu sembles t'en foutre. Tu joues avec ta proie, les doigts laissant des empreintes avant de volontairement chuter en premier. Tu ne lâches rien, confiant, tes crochets grattant minutieusement sa peau, prêts à le marquer.

« Quelle maladresse. Si on tarde et que personne ne te soigne, tu vas mourir, c'est ça ? En même temps, on pourrait se servir de ton sang pour fabriquer de nouvelles potions médicinales… Quelques jours en saignée, ça te ferait quoi ? »

L'immense bête s'approche, sa gueule pleine de crocs tremblant dès lors que son museau vient remuer la terre viciée au plus proche de vous. Il va vite falloir lui monter dessus avant de finir dévoré.

« Keeeeeethry réponds, ne t'endors pas, réagis, vis un peu ! »

Il te fait mal et tu n’as aucune prise sur lui. Tu voudrais l’atteindre, réveiller une once de pitié en lui, en sachant déjà que c’est peine perdue. Alors quand il te questionne, tu hausses les épaules. La suite va être terrible, et tu es d’avance terrifié. Tu ne sais pas ce qu’ils vont faire de toi, comment ils vont décider de punir cette escapade. L’odeur de la peur se mèle au sang, et ton esprit peine à se focaliser, entre le présent qui n’a déjà rien d’enviable et un futur plus qu’incertain.

“Au moins j’aurai essayé, si ça ne te plait pas. ”

Ca peut sembler défiant, c’est du défaitisme pur et simple. Tu voudrais le faire céder, accepter par ce baiser de te rendre ce service. Tu sais qu’il sera bien plus fidèle à Sovereign qu’à toi, mais qu’également toi, tu pourrais lui être plus fidèle s’il t’aidait. Ca ne ferait pas avancer les affaires de la Tour, mais quand même… Tu le laisses prendre le dessus du baiser, tu cèdes, tu te fais docile et doux comme le calantha que tu fus autrefois. Pendant le temps qu’il veut, tu lui appartiens tout entier, mais ce n’est pas suffisant ; puisqu’il s’éloigne, te couvre de ses spores toxiques.

C’est surtout la créature qui te fait peur, tu sens qu’il ne faudrait pas grand chose pour qu’elle te dévore. Dans ton état, tu n’opposerais qu’une faible résistance ; alors tu suis le mouvement, tu te redresses, dépasses Jofrta de quelques dizaines de centimètres et pourtant c’est lui qui guide, décide. Ton pas est hésitant sous l’épuisement, tu t’appuies sur lui lorsqu’il t’étreint, tu voudrais te rassurer mais non. Tu t’essuies la bouche comme tu peux pour éviter d’avaler trop de spores, vous tombez et tu gémis douloureusement.

La bête gronde en retour, désireuse de croquer ce qui est faible, à disposition. Et tu n’arrives pas à savoir si c’est ça ou l’autre damné, la pire menace.

Tu te demandes un instant s’il cherche à te faire négocier, supplier. Tu es solide, malgré ton apparence de grande branche sèche. Tu n’as juste pas envie de céder, et tu sais que c’est stupide. Tu lui jettes un regard déjà flou, alors qu’il te pousse à répondre.

“Si je suis mort… C’est plus une saignée, haha… ”

Tu cherches à t’écarter, tu réussis à t’asseoir pitoyablement dans le sol qui n’est ni propre, ni confortable. Tu ne sais pas ce qu’il prépare. Toi, tu rassembles toute ton énergie pour une dernière attaque sur la bête s’il le faut.

“Tu veux que je vive ou que je crève, Jofrta ?”

Tes doigts commencent même à bouger, dans la fange viciée. Ton regard se fige sur l’horreur qui vous tourne autour. Tu n’es pourtant pas en état. Alors pourquoi ne pas juste abandonner ?

“Comment je peux avoir même envie, alors que tu me promets juste des tortures et pire qu’avant ?”
Pourtant, paradoxe que tu ne veux pas chercher à expliquer, tu te blottis simplement contre lui. Tu te fais petit, alors que ses spores contaminent tes poumons à chaque respiration. Tu fermes les yeux.

“J’ai peur… ”

Si tes secousses ne suffisent pas, peut-être qu'un gros coup de langue venant d'un Malganus lui remettra les idées en place. Tel un prédateur qui commence à se lasser de sa proie dont la vie s'échappe, ta prise se fait un peu moins ferme. Tu n'as tout de même pas envie qu'il s'éloigne trop de toi, venant te placer devant son champ de vision systématiquement, faisant quelques signes d'une main, puis tu attrapes ses doigts remuant faiblement.

« Je n'ai pas mon mot à dire, c'est aux archidiacres de décider de ton sort… »

Mais tu voudrais sûrement qu'il vive, oui. Une tour sans Kethry, c'est un ami en moins. Ce sont des mains en moins à attraper, une âme en moins à peiner et à torturer. Tes menaces ont l'air de faire de l'effet et plus tu réfléchis, plus tu te dis qu'il vaudrait mieux que tu agisses de façon égoïste pour te le garder rien que pour toi. Tous les choix cornéliens t'attaquent et tu plisses simplement les yeux, les lèvres étirées dans un rictus mauvais, vicié.

« Et si je te garde dans mes quartiers ? Tu as envie ? »

Il faudra tout de même le soigner. Et ça, tu n'en es pas capable. À moins d'avoir un complice, ce sera difficile de faire un rapport et de broder pour esquiver les pires décisions. Mais bon. Tu finis par soupirer, tu lui touches le menton, puis les joues, puis le front. Tu appuies sur chaque petite paupière qui abrite un œil, curieux.

« Il ne faut pas avoir peur, tu as eu le droit d'avoir peur avant ta damnation, mais maintenant, c'est fini Kethry. »

Tu siffles entre tes dents, le regard illuminé de prédation. Finalement, tu le soulèves, tu prends à peine le temps de le défaire des miasmes qui le recouvrent, tu le déposes sur le dos du Malganus. Puis tu murmures quelque chose à la créature, c'est un secret entre vous, Kethry ne doit pas l'entendre. Ensuite, tu montes et la balade commence.

« Tout ira bien mon grand calantha. On va aller faire un tour au plus profond de mes quartiers, toi et moi. »

Mais la distance semble être infinie, et le temps, beaucoup trop long. Tes ailes bourdonnent et tu te couches sur l'homme branche, tu t'assures qu'il ne soit pas trop froid, indiquant qu'il a préféré être un pleutre. Alors tu le réchauffes, les lèvres contre sa joue, puis l'autre, puis sur ses lèvres. Tu recommences, tu ne t'arrêtes pas, tes mains brûlantes glissant sous ses drapés. Tu l'étreins encore, tu joues encore avec et tu soupires.

« Occupe-moi un peu, tu n'as pas une histoire à raconter ? Comme ça, tu me montres également que tu m'apprécies et que tu préfères ma compagnie à celle de la mort. Je veux entendre l'histoire du calantha qui cherchait les eaux plus propres des voisins ! »