Tu sais que c’est faux ; que Joftra pourrait te couvrir, mais pourquoi le ferait-il ? Rien de ce que tu proposes ne semble l’intéresser. Tu pensais que vous étiez un peu amis. Tant pis. Tu n’as même plus envie de négocier, même face au Malganus qui pourrait bien t’arracher la tête d’un seul mouvement. Tu as peur, pourtant, mais tu es trop épuisé pour faire autre chose qu’espérer que l’autre abomination se décide à t’épargner temporairement.

Mais il t’offre une petite porte de sortie, et tu lui jettes une oeillade pour savoir s’il est sérieux. Dur de le dire, tant tu as du mal à lire en lui. D’autres… Non, tu n’es pas très bon à ça, jamais bien adapté à ce que tu voudrais faire, si ce n’est te plonger dans les livres de magies occultes, même celles que tu ne maîtriseras jamais.

“Ca dépend, pour y vivre comment ? Je peux bien réchauffer ton lit, mieux que toutes les autres abjectitudes que tu peux y apporter… Je n’ai rien contre une vie comme ça ; des livres et du sexe, que demander de plus ?”

Mais la peur… Non, la peur ne t’a jamais vraiment quittée, même si l’apathie est bien plus importante. Tu pourrais lui faire remarquer qu’une fois passé dans les mains de la Tour, au contraire, il ne reste plus que la peur, et l’horreur de ce qu’on devient. Peut-être que ta damnation s’est mal passée, que tu as loupé quelque chose. De toute évidence, puisque tu n’es pas un anarkhia, mais…

“Ne m’appuie pas sur les yeux, c’est pas agréable.. ”

Oh, tu n’es pas en position de râler, tu sais bien, alors pourquoi ne peux-tu t’en empêcher ? De toute façon, tu le laisses faire, tu as toujours été impressionné par la force qu’il déploie malgré son tout petit corps. Sur le dos du Malganus, abandonné, tu n’as plus l’énergie de te défendre. Tu ne peux que lui faire confiance - est-ce prudent, as-tu le choix de toute façon ? - et tu ne dis rien, tu ne cherches plus à l’agacer. Si tu as une chance de survie, tu dois la saisir, tout simplement. D’autres chances arriveront un jour, tu dois y croire… Tu t’accroches à ses contacts, pathétique dans ta manière d’être. Tu le sais, vous êtes bien trop tordus pour que quoi que ce soit de sain ou doux ne ressorte de tout ça. Tant que tu as de l’attention, cela dit… Tu réfléchis quelques instants, ton esprit peinant à se concentrer sur quoi que ce soit.

Ce serait si facile d’abandonner…

“Il était une fois un calantha tout gris, qui voulait se baigner dans les eaux clairs d’Al’Malaq.”, pourquoi là-bas ? Tu as lu sur les îles que tu imagines chaudes, et l’eau te semble accueillante. Tu aimerais apprendre à nager… “Alors il se mit à marcher, il aurait voulu voler mais ses ailes ne le portaient pas. Il vola vers la mer putride qui entourrait les marécages dans lesquels il vivait ; il n’y avait rien qui l’encourageait, rien qui lui disait qu’il allait vers une eau plus belle et plus propre. Finalement embourbé dans les marécages, il dut abandonner. Son pelage n’en était que plus gris et terne… ”

Et au-dessus de vous, la lune rouge vous baigne de ses miasme. Tu inspires, le regard loin, dans un endroit où ton ami ne peut de toute évidence t’accompagner.

“Faut-il réellement abandonner tout espoir, Jofrta ?”

D'une main faussement bienveillante tu viens lui caresser une joue ; tu n'as d'yeux que pour lui, bercé par les pas de la créature qui vous transporte sans même faire de commentaires. Tu es dans ta bulle avec lui, déconnecté de ce qu'il se passe aux alentours en sentant parfois une branche venir caresser tes cheveux, ou en devant t'accrocher dès que le Malganus prend un virage un peu trop serré. Tu restes attentif à son état, car ce serait dommage qu'il se vide de son sang avant qu'un médecin ne puisse en récupérer une partie pour en faire des médicaments, ou qu'importe.

« Ooh, du sexe ? Ça fait longtemps. Corrompre Arathia prend du temps, tu dois le savoir. »

Si tu restes bien au-dessus de lui, c'est surtout pour que Kethry ne te glisse pas entre les doigts. Tu n'as pas envie d'annoncer une mauvaise nouvelle une fois de retour à la tour, encore moins de perdre un semblable aux nombreux bras que tu ne pourras plus ennuyer à longueur de la nuit. Tu l'écoutes tout de même attentivement, un sourire vissé sur les lèvres en attendant qu'il finisse sa petite histoire. Tu le reconnais bien dans cette histoire, et cet aveu te remplit presque de joie ; dommage que tu n'as personne d'autre que lui pour partager cet événement et ce rendez-vous particulier.

« Tu peux continuer de rêver si tu veux, mais moi, je n'ai pas envie que tu t'en ailles, Kethry. Je veux qu'on reste ensemble pour toujours, je n'ai pas encore pu te découvrir tout entier. »

D'un air distrait, tu comptes ses doigts. Tu continues ensuite de le stimuler, de le garder conscient pour qu'il puisse te donner des nouvelles sur sa santé fragile. Tu frottes le bout de ton nez arrondi contre lui, contre sa gorge avant de t'effondrer doucement contre lui. Si ton poids n'est peut-être pas un problème à supporter, appuyer sur les blessures ne soit pas être le plus agréable.

« On va rentrer, ils pourront te soigner et ensuite tu viendras dans mes quartiers. C'est bien plus calme que tout ce que tu peux croire ! Et au moins, tu seras à l'abri, en privé avec un ami. »

Au loin, la tour commence à se distinguer. Il faut encore tenir un moment, tu le sais. Alors tu continues de le secouer légèrement, tu encadres sa tête de tes mains pour lui déposer de nouveaux baisers. Hors de question qu'il se repose sans toi, et encore moins qu'il parvienne à se baigner dans les eaux du pays voisin en se retrouvant hors de son corps.

Tu ne le laisseras pas faire.

« Tu voudras que je te lise des histoires ? Je peux piquer quelques livres à la bibliothèque, un livre dans chaque main, je trouve ça très intéressant. Et après je te ferai répéter autant de fois qu'il le faut le fait que tu m'appartiennes. Ça peut durer un moment quand tu fais le têtu, alors évite de rendre tout ça difficile, d'accord ? En attendant, tu peux répéter à quel point tu m'aimes, ça nous occupera. La tour n'est plus si loin. »

Quelle chose étrange. Cela fait longtemps que tu compenses toutes les solitudes que tu ressens avec le sexe. La tête se vide, le coeur se remplit même si c’est factice. Le bien-être physique comble la solitude et active beaucoup plus de choses que la corruption d’Arathia ou toutes ces énormes concepts abstraits qui te dépassent entièrement. Tu en viens même à douter, lorsque Joftra parle de te découvrir. C’est comme si c’étaient des choses que tu affabules, que tu espères, imagines.

Mais ses attentions s’assurent que tu ne t’évanouisses pas, que tu restes présent, sur l’énorme bête qui vous transporte. En pleine forme, pourrais-tu la vider de son sang ? Tu te plais à croire que oui, à te croire capable de faire quelque chose qui changerait un peu la donne. Au loin, la silhouette de la Tour se découpe dans la nuit éternelle, comme si jamais elle ne pouvait disparaître du champ de vision.

“Dans ta chambre ? S’il y a une bibliothèque privée pourquoi pas… Mais j’imagine des bêtes toutes plus anormales les unes que les autres. Ne serais-je qu’une de ces aberrations parmi les autres ?”

Tu souffres ; c’est idiot, c’est toi qui t’es infligé ça, dans un sens. Tu savais comment ça allait finir. A vouloir montrer que ta détermination était importante, tu as juste mal. Et malgré ses sollicitations, tu glisses, progressivement. Tu es encore là, mais plus vraiment. Tu le fixes pourtant, à sa demande, et un rire clair déchire la nuit, jusqu’à mourir dans un râle souffreteux.

“Je ne suis pas une possession, Joftra… Vous m’avez arraché à tout, mais vous avez oublié de me replanter ; je n’ai ni racines ni feuillage. Je suis un fil de toile d’araignée, qui flotte un peu au-dessus du sol, qui est là sans rien toucher… ”, tu délires, certainement. Ton esprit vagabonde d’une idée à l’autre sans jamais s’arrêter réellement dessus. Tu le regardes, mais “Je peux autant te dire que je t’aime que je peux marcher sur les mains : ça ne fonctionne que sur le papier.”

Tu soupires. Une de tes mains se lève, saisit cette masse rouge qui singe le cheveux sans en être. Ce faux duvet glisse entre tes ongles noirs

“Raconte moi. Quand la Tour ne t’avait pas encore bousillé, toi aussi… Raconte moi avant la Lune Rouge… ”

Dans ton délire, tu as la sensation d’être particulièrement provocateur. Tant pis si ce n’est là que le caprice d’un homme qui rêve bien trop pour son bien.

De temps en temps, tu te prends à lécher les quelques gouttes qui coulent sur tes bras. Tu suçotes tes doigts un par un avant de venir frotter la bosse formant un semblant d'arête de nez contre lui. C'est agréable de se blottir contre un semblable, quand bien même la chaleur semble manquer. Le cœur qui bat dans ce corps te rassure et tant que tu le sens tambouriner, tu sais qu'il y a un espoir de le sauver.

« Je t'amènerai tous les livres que tu désires, Kethry. »

Et même encore plus si tu parviens à les trouver. Tu voleras une bibliothèque entière, tu traîneras le collectionneur dans la terre viciée pour qu'il t'indique où se trouvent tous ses précieux ouvrages pour que ton ami puisse se reposer, guérir… Apprendre sa leçon : on ne quitte pas Galate sans ton autorisation, et encore moins celle des archidiacres. Tu relèves une main, lentement, assez pour venir caresser ses lèvres du bout du pouce avant de le diriger sous chaque œil supplémentaire. Tu passes sur la pupille malgré l'envie de venir enfoncer tes doigts dans les orifices occupés par des billes, peu attentif par le chemin du malganus qui se permet parfois quelques écarts pour dévorer de plus petites bêtes.

« Tu ne m'aimes pas, après tout ce que je fais pour toi ? Quel dommage. Tu vas apprendre à m'aimer, et moi, je vais apprendre à jardiner. Tu seras beau, enraciné chez moi, et en plus tu me demanderas pour que je m'occupe davantage de toi. »

Tu le laisses faire, tu as confiance. Sa faiblesse ne lui permettra pas de te mettre hors d'état de nuire aussi facilement. Et de toute manière, vous êtes arrivés. Il va falloir te traîner pour revenir jusqu'à tes quartiers avec une grande brindille sur toi. Une brindille qui saigne, qui attise la faim de la bête qui salive, qui ne se retient que parce que tu le désires.

« Attends, allons chez moi. »

Une fois entré, tu appelles un médecin, qu'importe ce qu'il peut être. Puis le temps défile, et te voilà dans tes quartiers. Tu déposes un, deux, trois livres l'un sur l'autre, peut-être pas assez pour satisfaire la faim de Kethry, mais ça suffira pour les prochaines heures. Tu finis par t'asseoir, comme si ce que tu comptes dire est grave.

« Tu penses que je me souviens de cette époque ? Tout ce dont je me rappelle, ce sont mes cris. C'est cette tour qui m'a vu mourir et renaître tel que je suis ainsi. C'était peut-être agréable ici, avant que ça ne change. On dit qu'il y avait un grand lac et que les sirènes régnaient. Tu y crois, à ces histoires ? Il y a beaucoup de bêtises. Personne ne parle de l'avant. À quoi bon ? Tu vas en pleurer de nostalgie alors que c'était désagréable. »

Car très peu d'amusement. Mais voilà, tu te redresses, tu reviens à son niveau pour déposer un baiser sur le sommet de son crâne, une main délicate caressant les vestiges de ses ailes.