On avait fermé les portes aux curieux, annulé les réunions et les rendez-vous de la journée, inventé des excuses à offrir à ceux qui s’étonnaient de ce soudain branle-bas de combat au palais d’Elysium. Et désormais à l’abri des regards, on se grattait la tête, on fronçait les sourcils, on haussait les épaules. On n’avait qu’une seule réponse à la question qui flottait sur toutes les lèvres. On ne savait pas. Personne ne savait ce qu’il s’était passé et comment cet être un peu étrange avait réussi à passer les différents niveaux de garde du palais pour atterrir à l’entrée des quartiers royaux.

Mais on était rassuré. On avait réussi à l’arrêter avant qu’elle ne franchisse la porte pour de toute évidence porter atteinte à la personne royale, armée de redoutables escarpins aux talons acérés et de bottines d’un goût douteux qui faisaient un projectile de choix. Elle était désormais sous contrôle et en cours d’interrogatoire par la capitaine des valkyries. Du moins, c’est ce que Caliban comprenait du rapport bafouillé et hésitant de l’un de ses conseillers. La situation était inédite, et personne ne semblait capable d’avancer ne serait-ce que la moindre théorie sur ce qui avait bien pu se passer.

Ce ne fut que dans la soirée que Caliban eu enfin l’aval de la garde pour venir voir l’intruse de ses propres yeux. Avoir été tenu à l’écart toute la journée l’avait frustré, malgré les fréquents compte-rendus qu’on avait pu lui faire. Il en comprenait la nécessité, bien sûr. Personne ne voulait prendre de risque. Mais maintenant qu’il pouvait aller voir de lui-même ce qu’il en était, il se sentait fébrile d’une curiosité enfantine.

On le fit entrer dans la pièce où était installée -retenue, plutôt- la visiteuse. Dès qu’il posa les yeux sur elle, Caliban eu un mouvement de surprise involontaire. Qui était-elle ? Ou plutôt…  « Qu’êtes-vous ? »  demanda-t-il en s’avançant dans la pièce, ses pas frôlant le sol dans un bruissement à peine audible. Il observa sans gêne sa tenue inadaptée à l’atmosphère d’Elysium, ses longs cheveux soignés qui témoignaient peut-être d’une vie tranquille, et enfin ses ailes, qui ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait pu voir auparavant. Mais qui, pourtant, lui évoquaient quelque chose ; on avait parlé d’une personne aux ailes d’insectes dans un rapport concernant la fissure qui s’était creusée à la frontière. Et voilà qu’apparaissait une créature semblable… ici.

Sans attendre de réponse, Caliban s’approcha pour venir s’asseoir face à elle. « Savez-vous où vous êtes ? Vous êtes à Elysium, le royaume des célestes. Je suis Caliban, et vous ? » demanda-t-il tranquillement. Ses yeux se posèrent sur les pieds nus de la jeune femme, puis sur ses vêtements trop légers pour la fraicheur de la cité.  « Vous avez froid ? » s’étonna-t-il, curieux de voir qu’on ne lui avait apporté ni couverture, ni nourriture. Juste une carafe d’eau claire.

La fée, ou peu importe ce qu’elle était réellement, semblait au bord de l’épuisement. Physique d’une part, après avoir été enfermée pendant plusieurs heures sans rien d’autre qu’une chaise inconfortable sur laquelle s’asseoir. Mais psychique également. Caliban le sentait dans le ton las qu’elle empruntait pour répondre à ses questions. On lui avait dit qu’elle avait répété la même chose à longueur de journée. Je ne sais pas, je ne sais plus, je n’en ai aucune idée…
Comme les autres, Caliban avait tout d’abord pensé qu’elle mentait. Elle ne pouvait pas ne rien savoir, il y avait forcément quelque chose, en dehors de son nom. Mais même après des heures de questionnements, elle n’avait pas lâché le moindre morceau. Et il y avait la question de son apparition plus que suspecte. Comment avait-elle réussi à se faufiler au nez et à la barbe des gardes, à franchir plusieurs niveaux de sécurité pour atteindre le coeur du palais, tout cela pour au final demander son chemin au premier garde venu ? Impossible. Il n’y avait aucune logique dans ces événements.

Caliban resta de marbre pendant quelques secondes, dévisageant la fée au nom imprononçable. Devait-il la croire ? Quelque chose l’y poussait, tout comme une part de prudence en lui lui intimait de continuer à se méfier. Le trémolo discret de la voix de la fée le fit tressaillir. « Non, ça ne m’arrive pas. Je ne rêve jamais. » dit-il finalement, après un silence. Ce qui n’était pas tout à fait faux. Ses rêves n’en étaient pas vraiment. Les songes qui venaient envahir ses nuits n’avaient rien de la rassurante tranquillité du quotidien. Il étaient déformés, distordus, et terriblement lucides. Effrayants.

Caliban secoua légèrement la tête pour chasser les réminiscences de cauchemars passés. Il fallait laisser les chimères là où elles étaient, et se concentrer sur les réelles questions. Celles qui se tenaient face à lui. C’est vrai, ça. Qu’allions-nous faire d’elle ? « Je vous conseillerais bien de retourner rapidement d’où vous venez, mais j’ai comme l’impression que cela ne sera pas très utile. » dit-il en soupirant. Il pourrait la jeter à la rue. Lui dire de se débrouiller. Après tout, elle avait des ailes, elle pourrait s’en sortir à Elysium. Mais c’était dangereux. A moins qu’il ne se cache habilement derrière les autorités d’Arvandor en leur refilant le problème. Un peu extrême, peut-être.

Il lui fallait du temps.

Caliban secoua la tête. « Je vais essayer de vous donner un peu de contexte. Comme je l’ai dit, vous êtes à Elysium. Peu importe si vous ne savez pas ce que c’est. » ajouta-t-il avant qu’elle puisse l’interrompre. « Plus précisément, vous êtes chez moi, dans le palais royal d’Elysium. Encore plus précisément, lorsqu’on vous a trouvée, vous étiez dans mes appartements. Vous comprenez ? » Caliban se frotta le menton, pensif. Etant donné l’état de la jeune femme, il n’était pas certain que parler par énigme soit vraiment le plus approprié. « Personne n’a le droit de se trouver là, en dehors du personnel autorisé. Absolument personne. Mais vous y étiez, pourtant. C’est pourquoi vous êtes ici, désormais. »

Caliban se releva, un peu ennuyé. Pourquoi devait-il lui se retrouver à expliquer ça ? « Je suis désolé. Je ne peux pas vous autoriser à quitter le palais pour l’instant. Cela ne dépend pas de moi. Je vais donc vous considérer temporairement comme une invitée exceptionnelle, le temps qu’on y voit plus clair… et que vous vous remettiez les idées en place, peut-être. Cela dépend de vous. » ajouta-t-il en plissant les yeux.