En fin d’après-midi, sur un coup de tête, Xu décida d’aller manger au Dragon Bleu. Un bel établissement dont l’opulence était le point d’attraction majeur. Un spectacle qui éclipse la cuisine pour de nombreux clients. Cela n’est-il pas bien drôle, jeunes nobles, de voir ces flammes si chaudes, la viande cuire devant soi, puis de se tremper dans l’eau? L’Élu pourtant appréciait les produits du restaurant. Car ils étaient rares! Hors de prix, peu nécessaire au goût parfois. Mais rares! Le Dragon Bleu est une expérience autant qu’un restaurant.

Seul, mis à part ses quelques gardes, Xu se présenta sous l’enseigne néon. Le maître d’hôtel l’accueillit immédiatement.

- Monsieur Ming, veuillez me suivre.

Assis à sa table, l’Élu regarda autour de lui et ne vit personne. Ce qu’il trouva extrêmement étrange puisque le Dragon Bleu était un lieu prisé où il fallait impérativement réserver.

- Mon cher, êtes-vous fermé aujourd’hui?

Le maître d’hôtel sourit. L’Élu venait clairement de faire une blague. Mais Xu ne riait pas, alors le maître d’hôtel savait qu’il ne devait pas rire non plus.

- Mais non, Monsieur Ming. Tout le restaurant est à votre disposition. Le Grand Augure Stellaire a réservé en votre nom.

- Ah. Très bien.

Il commanda rapidement pour qu’on le laisse seul. Le Grand Augure Stellaire voyait tout. Certes, ce dernier payait la note de Xu dans de nombreux restaurants. Encore avait-il la décence de le faire discrètement. Xu n’aimait pas cela, il n’aimait pas cela du tout. Seul dans ce restaurant dont l’ambiance tranquille devenait sinistre à cause de cette nouvelle information, il se sentait épié. Il n’avait dit à personne qu’il dînerait ici ce soir. La décision ne fut prise qu’il y a une heure à peine.

Lorsque le maître d’hôtel revint avec les brochettes crues, qu’il allait cuire pour son client, Xu l’interpella.

- Quand a-t-il réservé?

- Hier. Et même si cela est un peu tardif, nous sommes tous très contents de pouvoir vous servir, Monsieur Ming.

- Hier! Je lui avais demandé de le faire il y a une semaine. Tête en l’air ce jeune homme.

La conversation n’avait pas calmé les nerfs de Xu. Il rit nerveusement en ordonnant qu’on cuise ses brochettes, que l’on remplisse son verre et que l’on apporte les autres plats. Sa confusion était totale et sa peur profonde. Le repas ne soulagea qu’un peu son anxiété, car il s’imaginait qu’il y aurait suite à cette démonstration terrifiante des pouvoirs de l’oracle.

Puis, il entendit son nom: Ming. Comme dans hey, Ming! Sauf que les amis l’appellent Xu, les autres l’appellent Monsieur Ming. Personne ne l’appelle simplement Ming. Il se tourna vers cette jeune voix qu’il ne connaissait pas avec l’intention de lui donner une leçon de politesse.

Au premier coup d’œil, il reconnut cependant le visage grâce à l’horrible marque pourpre qui en couvrait la moitié. C’était le Petit Augure comme il avait coutume de dire en privé. Le Défiguré, Deux-Visages, l’Enfant Prodige. Un personnage qu’il n’avait pas vu depuis la succession, mais qu’il lui avait prodigué mille et une petites gentillesses. Ils partageaient une correspondance, mais leurs échanges se limitaient à ces cadeaux, puis à des remerciements de la part de Xu. La réservation, les gardes qui entouraient l’oracle, sa présence même, tout cela inquiétait Xu. Que voulait-il ce garçon et pourquoi prenait-il cet air si enjoué?

Monsieur Sòng! Quel plaisir de vous voir! Et je vous remercie, le Dragon Bleu est exquis ce soir. Venez vous assoir et partager mon repas, après tout, c’est vous qui payez, monsieur.

Le Grand Augure chassa d’un seul mouvement ses gardes, ils allèrent rejoindre ceux de Xu à l’entrée du restaurant. La petite silhouette flotta jusqu’à l’autre extrémité de la table. Tant mieux, se dit Xu. Il le vit faire une drôle de grimace qu’il ne comprenait pas. L’Élu trouvait le Grand Augure particulièrement étrange aujourd’hui. Du peu qu’il l’est connu, Liang lui avait toujours semblé anodin. Anonyme, pourrait-on dire. Maintenant qu’il était devant lui, Xu remarqua avec aversion le caractère enthousiaste de l’oracle et sa familiarité déconcertante.

- Une ou deux brochettes? Seulement? Ah, ne vous privez pas pour moi. Servez-vous, prenez tout ce que vous voulez, ils peuvent en cuisiner d’autres.

Les assiettes ne pouvaient pas venir assez vite pourtant. Cette situation rendait Xu inconfortable. Devoir parler en tête-à-tête à cet homme qui jouait au bon samaritain.

Il y aura des tempêtes de sable, dit l’oracle. Merveilleux, pensa Xu. Il peut prévoir la météo, quel grand homme.

- Des tempêtes de sable? Vous ne dites pas?

La note sera un peu plus chère, ajouta l’oracle. Oui, vous avez raison mon Grand Augure, quelle différence cela me fait? pensa Xu. Vous payerez, ils s’arrangeront comme ils peuvent.

- Eh bien, je suis content d’apprendre que ce malheur sera adéquatement géré.

Enfin, de nouvelles assiettes arrivèrent, permettent à l’Élu de se concentrer sur quelque chose de plus plaisant. Comme des brochettes parfaitement grillés qui étaient accompagnés de divers sauces et d’un excellent vin. Ainsi, récupera-t-il le courage qui lui était nécessaire afin de poser la question qui trottait dans sa tête depuis un bon moment.

- Je dois dire que je ne m’attendais pas à votre visite. À quoi dois-je votre honneur?

Car la présence du Grand Augure était absolument exceptionnelle et cela effrayait Xu. Qu’est-ce que le garçon désirait? Une faveur sûrement. Il s’attendait à une petite chose, une promesse facilement remplie. Il craignait cependant une demande importante. Néanmoins, Xu se rassurait que le Grand Augure ne pouvait pas trop lui en demander puisqu’il était Élu. Ce dernier ne pensait pas que Liang tenait quoique se soit qui le forcerait à agir malgré une réticence. Mais peut-être que l’oracle était venu pour une autre raison. Messager d’une nouvelle importante? Offre d’amitié? Oui, n’était-il pas possible que Liang soit simplement ici pour gagner son amitié? Tout était possible, mais les démarches secrètes de l’oracle ont apeuré Xu qui s’attendait au pire et espérait le mieux.

Le petit bonhomme parvenait à peine à manger sa brochette. Il n’avait rien de menaçant. Il évitait même la question de sa présence. Enfin, l’Augure, après de longues difficultés, répondit qu’il n’était ici que pour le visiter. Tout ceci n’était qu’une visite alors! Partie remise, se dit Xu. Peut-être ne fait-il qu’installer ses plans pour plus tard. Non, l’Élu ne pouvait pas faire confiance au jeune homme devant lui.

Puis, Xu se demanda s’il n’avait pas mal jugé l’Augure qui après tout ne lui avait jamais rien fait de mal. Sa suspicion venait plutôt de ses propres actes. L’Élu s’était toujours opposé à Liang donc Liang ne pouvait pas vouloir du bien de Xu. Pourtant, coûte que coûte, Liang ne dévoilait jamais son jeu. Encore ici, ses intentions restaient obscures. Une visite sans motifs cachés était possible, mais peu probable. Cela faisait des années qu’il aurait pu rencontrer l’Élu, mais n'en a jamais pris la peine.

Déjà passait-il à un autre sujet, les mochis. Il évitait de parler de la raison de sa présence. L’Élu en fit une note mentale, peut-être s’agissait-il d’une simple visite cette fois-ci, mais Liang avait certainement d’autres plans en tête.

- Oui, bien sûr, j’en ai mangé de nombreuses fois.

Xu était frustré. Élu de la Gourmandise, damné parcourant Arathia depuis 350 ans, critique culinaire, n’aurait jamais essayé les mochis. Et ce petit humain chétif d’une vingtaine d’années, lui, en saurait mieux sur ce sujet. L’Élu n’avait pas encore décidé si Liang était réellement aussi innocent qu’il ne paraissait ou s’il se moquait de lui. Cela faisait deux gaffes majeures que le Grand Augure venait de commettre. Ne pouvait-il pas voir dans le futur? Ne savait-il pas que ces gaffes seraient mal perçues?

- C’est une délicieuse sucrerie. Il me semble qu’ils en servent ici. Je recommande tout de même leur pudding au riz qui est excellent.

Le Grand Augure ne consommait presque rien, mais fixait l’Élu des yeux. Ce dernier, lui, mangeait et buvait pour éviter de faire face à un silence extrêmement malaisant. Il demandait continuellement plus de nourriture pour ne jamais être forcé de rester devant Liang sans avoir quelque chose sous les mains ou la dent.

Il n’aura pas de place pour le dessert.

Bon, alors il ne mange pas, ne parle pas. Que veut-il à la fin? Xu était frustré, confus, inconfortable. Mais ce regard. Liang le fixait si bizarrement. Quel étrange garçon. Ce n’est pas poli de fixer les gens, aurait-il dû dire. Mais il avait peur et souhaitait éviter toute confrontation. Au moins ce soir. Au moins aussi directement. Il devait trouver un moyen de gagner l’ascendant sur le jeune homme. Saurait-il le faire en douceur? Il se pensait habile négociateur après tout.

Pourtant, à chaque fois qu’il levait les yeux, il voyait ce petit homme le fixer et tout envie de parler disparaissait. Liang le terrifiait. Comme s’il avait été un enfant qui tuait de petits animaux pour le plaisir, quelque chose de sinistre semblait émaner de lui et cela rendait Xu très mal à l’aise.

L’Élu voulait déguerpir de ce repas le plus rapidement possible. Il voyait difficilement comment poursuivre la conversation. D’ailleurs, il n’avait aucune envie de la poursuivre. Liang ne laissait rien transparaître, ne disait presque rien, mangeait peu… ses actions étaient négligeables. Toutefois, l’effet de sa présence était loin de l’être.

- Le vin est très bon. Êtes-vous sûr que vous n’en voulez pas davantage?

Xu voulait rester et terminer son repas, mais l’oracle venait tout gâcher. Après l’avoir appelé Ming, lui demander s’il avait mangé des mochis, et maintenant le fixer comme un enfant malpoli, Liang accumulait les faux-pas. La tolérance de l’Élu avait atteint son comble. Une autre erreur du Grand Augure et l'Élu ne pourrait plus rester calme, il enverrait lui-même des piques.

Les manières extraterrestres de l’oracle finirent d’achever la patience de Xu. On refuse son vin, on le fixe, on le coupe alors qu’il allait parler. Finalement, Liang demanda si Xu était embarrassé devant le regard des autres. Pour combler le tout, il prit une double bouchée de sa brochette.

Xu n’avait plus aucun doute. Le Grand Augure Stellaire était hostile. Ceci n’était pas qu’une simple maladresse. Le jeune homme commettait faux pas après faux pas comme s’il s’efforçait d’irriter Xu. Individuellement, ils pouvaient être pardonnés. Ensemble, une intention était claire. L’Élu voyait au travers de son jeu. Il peut voir dans le futur, mais s’obstine à irriter Xu. Avait-il vu la colère de l’Élu dans ses visions? Était-ce cela qu’il voulait? Avait-il vu qu’il s’agissait du dosage exact pour que Xu n’agisse pas? Dans tous les cas, il devait contrecarrer ces plans. Il fallait rester poli. À quoi bon se faire un ennemi qui sera encore là dans cinquante ans de toute façon? Et il fallait jouer au jeu de Liang, l’extrême subtilité des insultes diplomatiques.

- Non, voyons. Je ne suis pas embarrassé par le regard des autres. Je n’ai pas le choix, on me regarde tout le temps.

Puis, l’Élu ne sembla pas aussi tendu qu’avant. Il dégusta plutôt qu’engloutît le repas devant lui. Il regardait l’Augure directement dans les yeux. Si l’oracle utilisait continuellement sa magie, pourquoi Xu ne pourrait-il pas? Liang ressentirait une fatigue infiniment légère, comme si son heure de coucher arrivait doucement. Aucun signe, aucune preuve que l’Élu ait eu le moindre lien avec cette soudaine baisse d’énergie. L’heure la justifiait amplement. Et l’Élu activa sa magie, riant intérieurement. Ça lui apprendra à ce petit rejeton. On ne joue pas à ce genre de jeu avec Xu Ming.

- J’ai aussi vu Xing Alda lorsque c’était une forêt luxuriante. J’ai vu beaucoup de choses. Vous-même, je présume, devez en avoir vu beaucoup. Avec toutes vos visions. Cela doit être difficile de départager le passé, le présent et le futur. Enfin, il me semble déjà avoir entendu l’ancien Grand Augure Stellaire s’en plaindre.

Le Grand Augure avoua qu’il avait eu une vision de lui et Xu. Un déjeuner qui aurait mal tourné. Vrai ou non, Xu y voyait une autre attaque du jeune oracle. Son pouvoir de divination dérangeait l’Élu. Il sentait son intimité violée par une telle magie. Il n’eut pourtant pas le temps de répondre que le malpoli avait fourré son petit doigt dans son oreille comme le répugnant être qu’il était. Cependant, lorsque l’Augure reprit la parole, il posa une question hautement intéressante.

Autant que la haine de Xu envers Liang grandissait à chaque acte et chaque mot, l’Élu ne pouvait s’empêcher d’étaler sa maîtrise du sujet. Et d’y prendre plaisir.

- Effectivement, cela fait longtemps que je suis élu. J’espère que vous ne pensez pas que mon rôle diffère d’un autre parce que je suis la gourmandise. Tous les élus sont les mêmes. Nos vertus, nos péchés, ce sont des éléments superflus en réalité. Bien sûr, j’ai l’obligation d’être gourmand, mais j’ai appris qu’il est en général assez facile pour les élus de remplir cette tâche. Et techniquement, il s’agit de notre seule obligation. Le reste, ce sont des responsabilités. Nous devons garder l’équilibre, la paix et l’harmonie en Arathia, rien que quelques visites diplomatiques ou qu’une réunion ne peuvent arranger.

Et Xu s’arrêta brusquement. Pour remplir le silence, il mangea une brochette, faisant passer cette cassure pour une pause. En réalité, il avait cessé de parler, car il souhaitait priver Liang de sa sagesse. Mais il ne put s’empêcher d’ajouter quelques mots pour se vanter de son influence à Xing Alda.

- Même si je ne suis pas un Grand Augure comme vous, on me consulte souvent sur toutes sortes de questions. De la part du peuple comme de nos dirigeants. Si tous les élus ont cette opportunité, je ne sais pas. Il y a parfois une rotation malheureusement rapide.