♫♪♫ Disassemble ♪♫♪

Au fur et à mesure du monologue de l'Élu, Liang passa d'une expression de souci et de réflexion à une figure d'ennui et de subtil agacement. Ses sourcils commencèrent à se froncer tandis qu'il regardait un peu partout autour de lui, distrait.

Quand Xu Ming marqua un silence, l'atmosphère changea. L'air devient plus froid, presque électrique, et le Grand Augure regagna toute son attention après avoir étouffé un bâillement causé par le drain de vie de la Gourmandise : il se redresse, le dos très droit, et mis ses mains sur la table. Il n'allait pas manger une seule autre bouchée.

Et il se mit, à nouveau, à fixer, tandis que Xu Ming se pavana.

« Même si je ne suis pas un Grand Augure comme vous, on me consulte souvent sur toutes sortes de questions. De la part du peuple comme de nos dirigeants. Si tous les élus ont cette opportunité, je ne sais pas. Il y a parfois une rotation malheureusement rapide. »

Ce fut au tour de Liang de marquer un silence tandis qu'il le dévisagea, immobile comme un sphinx, l’œil de son côté irradié brillant presque. C'était un changement brutal d'attitude. Après une poignée de secondes, il articula :

« Comme je le pensais, derrière les belles paroles et la langue de bois, vous n'en avez pas grande idée. »

Il leva le menton. Il était fâché, son ton était clair, libéré de toute légèreté. Mais pourquoi ? Ils ne s'étaient pas parlé depuis si longtemps. Gardait-il des sentiments rancuniers envers les anciens comportements de l'Élu envers sa jeune personne, alors qu'il n'était même pas Augure ?

« Vous êtes un exemple, Xu Ming », continua-t-il d'un ton faussement plus mielleux qu'il interrompit vite. « Un parfait exemple. Pour le peuple, pour Xing Alda... Mais vous êtes un contraste avec la Tempérance. Car vous êtes l'exemple à ne pas suivre. Là est votre rôle, là est votre équilibre. »

Il sourit, mais bien sûr, c'était faux. Il désigna, de ses bras ouverts, le restaurant vide.

« Et afin que vous restiez cet exemple, je vous entretiens.. ! »

Les restaurants gratuits, les buffets, mais aussi la contrebande, les marchandises sous le manteau, les mets de luxe, interdits, dépravés. La chair humaine.

« Mais vous aurez sans doute remarqué que ce n'est pas le cas du Juge. Car il ne vous apprécie pas beaucoup, sans doute car il voit en vous les excès des nobles bannis. Vous l'avez remarqué, n'est-ce pas ? »

Il remit ses mains sur la table. Ses yeux étaient aussi intenses qu'un trou noir dans le vide glacial.

« Je suis votre ami, Xu Ming, alors cessez ce drain de vie, s'il vous plaît. Et là seulement, je vous expliquerai pourquoi je suis fâché. »

Avait-il senti la présence subtile de sa magie ? Cela semblait peu probable. Sans doute l'avait-il tout simplement lu la nuit précédente.

♫♪♫ Disassemble ♪♫♪

Dès que l'Élu lui répondit, le sourire factice du Grand Augure s'effaça progressivement tandis qu'il joignit ses mains et posa ses coudes sur la table. Il écouta sa réponse comme un prince un peu trop fier écoute la moquerie d'un bouffon qu'il aurait déjà répété plusieurs fois face à la cour : ce n'était guère plaisant, mais la vexation qu'il aurait pu ressentir était remplacé par un ennui acide qui figeait son visage derrière une expression de marbre.

Sans doute l'avait-il déjà un peu trop écouté, cette langue de bois, dans ces visions.

Sans doute se souvenait-il, de toute façon, que Xu Ming ne l'avait jamais apprécié et n'avait de cesse, durant ses jeunes années, de le considérer comme un bambin sorti de ses couches, et sans doute était-ce encore le cas aujourd'hui, au vu de sa gorge grasse qui manquait d'échapper un gloussement sur ce petit jeu mondain.

Il ignora son sarcasme, ignora son déni de son drain de vie (tout en retenant un bâillement en le faisant passer par son nez, tout de même), et quand il lui permis de s'exprimer, il ne souffla mot pendant une poignée de secondes trop lentes pour que l'on ne se demande pas s'il n'avait pas perdu la parole.

Il articula soudainement d'une voix de croque-mort :

« Dans quatre jours, vous ferez une erreur. »

L'une de ses mains vint soutenir son menton pendant que l'autre index dansa devant ses yeux. Il perdit de sa mine grave, reprit une expression de professeur qui explique à plus vieux que lui quelque chose de simple :

« Pris la main dans le sac, ou bien espionné dans une ruelle, ou bien volé de l'une de vos correspondances entre anthropophages des bas-fonds, peu m'importe. Toujours est-il que dans quatre jours, vous manquez de prudence. »

Le futur, le passé, le présent. Pour Liang, la trame des événements et les conséquences de ses chamboulements avaient trop d'importance pour qu'il ne se perde trop longtemps dans des politesses politiques, et il avait appris vite qu'user de sa connaissance du temps pour être direct était souvent très efficace.

« Le mot se répandra vite et prendra tant d'ampleur que vous serez capturé par la garde. J'imagine que cette rumeur de fillette dévorée en rôti que j'ai entendu mercredi prochain n'est qu'une affabulation, mais encore une fois, peu m'importe, vraiment. »

Il posa sa main libre sur la table, sur ses couverts, les fit tinter entre eux dans un mouvement de subtil agacement. De nervosité, peut-être, aussi ? Le mélange des deux, en tout cas, ne présageait pas grand chose de bon.

« Mon nom sera dans ces rumeurs. Voilà le point qui tend à m'agacer, Ming. Je suis votre ami, je vous l'ai dit, mais vous ne me respectez pas. »

Il prit une fourchette et la fit grincer sur la table, rayant le bois avec une dent, lentement, très lentement.

« J'ai une vague idée, grâce à la Constellation du Varan, de l'apparence que vous avez, amaigri, au fond d'un cachot mandaté par le juge en attendant un procès long, complexe... Désagréable pour vous et pour moi. »

Un sillon s'était formé dans le meuble, devant son couvert tordu très subtilement au terme du son horripilant.

« Donc, je vous demande gentiment, en tant qu'ami, de rester prudent, et de ne pas prendre l'aide que je vous apporte à la légère comme si cela vous était dû. »

Il posa la fourchette.

« Car ça ne l'est pas. »

Et Xu risquait de sentir cette absence.

♫♪♫ Disassemble ♪♫♪

« Bien sûr, je suis toujours prudent. Je ne peux que vous remerciez pour votre aide. »

Liang ferma les yeux, toujours sans sourire. Il n'avait pas l'air d'être fier d'avoir usé de menaces, de son pouvoir. Il semblait même... Étrangement rassuré. Ou fatigué. Sans doute était-ce les deux, car il poussa un soupir du nez qui mêla les deux sentiments.

« Alors aidez-moi si nous avons tous les deux à gagner. Je prends votre aide avec gratitude. »

« Et je vous remercie de l'accepter », rétorqua-t-il en se redressant, d'un ton plus cordial, moins grinçant.

Il espérait véritablement, de tout son cœur, que Xu reste la personnification la plus crasse, la plus immorale, de la gourmandise. Il fallait, pour le bien de la morale, qu'il représente l'inverse d'un idéal, l'inverse d'un bon exemple, qu'il soit une figure dégoûtante, crainte par la simple étendue de la dépravation de son péché, une personnalité si évidemment mauvaise que même un esprit simple renoncerait à faire ressembler son avenir aux corruptions de l'Élu.

« Cette discussion désagréable sur un futur maintenant évité passée, je pense que l'on peut maintenant enfin prendre plaisir à manger.. ! », continua l'Augure en reprenant progressivement son ton plus enthousiaste, plus immature. Il reprit des brochettes et les mangea avec sa fourchette tordue, à un rythme bien plus gourmand, mais tout de même raisonnable.

Mais il y avait un reste de pression, principalement incarné par de petits regards vers Xu pour vérifier qu'il allait bien.

Il allait vérifier, dès cette nuit, que l'avertissement a été pris en compte, c'était certain.

♫♪♫ Nostalgia Trip ♪♫♪

« Je dois vous dire, j’espère que vous sentirez tout le respect que je vous donne. Je croyais nos relations cordiales. Si, au moins, nous pourrions sortir de cette petite crise avec un meilleur rapport, je pense que cela serait bénéfique. Ne trouvez-vous pas? Certainement, je vous dois un cadeau. Cela vous plairait-il ? »

Liang écouta sa tirade de diplomatie d'un regard fixe et attentif, mâchonnant une brochette comme s'il restait de la viande dessus alors qu'il ne restait guère plus que le bois. C'était une expression parfaitement neutre, jusqu'à ce que Xu évoque un cadeau.

À ce moment, le Grand Augure Stellaire scintilla :

« Un cadeau ! Alors, là, je dois dire que vous savez vous rabibocher, Ming ! J'adore les cadeaux : sachez que j'ai fait exprès de ne pas regarder ce que vous m'offririez ! »

Il n'avait pas vraiment l'air surpris, mais plutôt heureux d'en arriver à cette partie de la discussion. Il revint toutefois sur l'inquiétude première de l'Élu en se curant les dents de devant avec sa brochette, distraitement.

« Et ne vous en faites pas : je pense que passé un certain âge, on est plus critique envers les plus jeunes, et il est vrai que je le suis beaucoup et- »

Il laissa maladroitement tomber sa brochette.

« Ah, zut. »

Il la ramasse par terre. Un Augure capable de maladresse, on aura tout vu. Sans doute ne s'est-il jamais vraiment senti mal à l'aise, et que cet échange était si calculé qu'il n'en avait pas vu tous les détails.

« Enfin, bref, oui : je ne suis pas vraiment tourné vers le passé, excepté pour faire plaisir aux veuves qui me demandent des visions. J'accorde surtout de l'importance au futur ! Vous ne me verrez pas organiser une collation pour quelque chose d'aussi peu important que le passé... »

♫♪♫ Nostalgia Trip ♪♫♪

« Oui, oui. Enfin, vous…vous êtes jeune. Voilà. Vous apprendrez de vos erreurs. Même lorsque l’on voit l’avenir, l’on ne peut pas tout prévenir. Certaines leçons sont inévitables et ne seront appris que par leurs conséquences. Vous me suivez, je n’en doute pas. Je tâcherai de vous donner votre cadeau dès que possible. »

Liang posa les coudes sur la table et déblatéra avec un ton d'adolescent qui lance des paroles en l'air, comme des ragots ou des réflexions formulées à la va-vite, mais qui révélaient en réalité un côté terre-à-terre effrayant quand on réalisait qu'il parlait du concept même de futur et d'avenir.

« En vérité, c'est ça, le plus terrible je dirais : même en sachant tout prévenir, il faut parfois faire comme si on ne pouvait pas, car il n'y a aucun bon chemin, parfois... Alors, on prend le moins désagréable pour tout le monde ! »

Il prit une autre brochette.

« Et aujourd'hui, par exemple, je pense avoir bien choisi ! Oh, mais je peux vous assurer... »

Et il recommença à parler en mâchant, débitant une philosophie sans queue ni tête pour qui ne pouvait pas lire dans ses pensées ou suivre le fil de son esprit, mais Liang pensait naïvement que Xu, de par son grand âge, le pouvait. Quelque part, cela témoignait au minimum d'un certain respect.

« ...Les autres présents n'avaient pas de leçon particulière, alors qu'ils étaient pourtant truffés d'échecs. Vous voyez quand vous n'avez pas acheté votre viande farcie, dans trois jours ? Ça, c'était une toute autre histoire, une morale encore différente, et je n'avais aucun moyen de rattraper ça. Du moins, pas dans les étoiles que j'ai lu, et je me demande souvent si il y a vraiment une exponentialité quand on regarde plus loin dans le ciel, vous voyez ? Est-ce que les solutions, les leçons, se multiplient au fur et à mesure que l'on observe au devant des choses ? Personnellement, quand je regarde, je ne le ressens pas : les possibilités défilent tout aussi vite, que l'on soit jeudi ou vendredi et que l'on regarde le mercredi ou le dimanche prochain. Peu importe. L'astronomie, c'est que des mathématiques, mais la divination, c'est l'inverse. On retourne complètement le ciel sur la tête, on apprend à faire sens de ce qui n'en fait pas, vous suivez ? Même si c'est une illusion, l'infini devient un fini, et même si ça ne devrait pas être possible, un bon Augure à mon sens doit pouvoir apprendre la leçon de ce qui n'arrive pas au moins aussi facilement que ce qui arrive réellement. Sinon, quel intérêt ? Ce serait impossible de prendre une décision raisonnable, autant choisir au petit bonheur la chance, ou en fonction de ce qui nous paraît le plus égoïstement favorable. Oh, bien sûr, parfois, c'est ce qu'on fait, pour les petites choses, mais sitôt que l'on prend du recul et que l'on essaie de prendre d'autres intérêts que les nôtres en compte, il y a un travail plus profond à faire, d'analyse ! C'est compliqué car pour le commun des mortels, la leçon n'a jamais existé, et pour nous mêmes, nous les augures, au départ, ça n'existe pas non plus. Je me souviens encore de la fois où j'ai exploré pour la première fois la leçon simple : on n'insulte pas une servante ! Oh, j'étais encore plus jeune, bien sûr, bien impertinent mais surtout, regarder l'avenir permet d'expérimenter sans agir, vous comprenez ? Une véritable machine à leçons, en vérité. Bref ! J'insulte cette servante. Pas pour de vrai, bien sûr ! Il y a, pff, allez, dix ans, et dans trois jours à partir de ce présent de ce temps là. Une erreur bête, hein. Elle avait tâché un vêtement de cérémonie en le laissant traîner au sol. Et je vois l'impact ! Soudainement, cette servante agit plus bizarrement : elle baisse en permanence les yeux, je l'entends pleurer quand elle continue de travailler, un sentiment bien désagréable quand on essaie de se concentrer sur ses calculs à côté, et surtout, désagréable car ça m'a fait saisir la gravité d'insulter sans y réfléchir, la culpabilité que ça peut causer ensuite, et, tenez-vous bien... Eh bien, j'ai dit « insulter sans y réfléchir » ! Vous voyez le paradoxe ? J'y ai forcément réfléchi, puisque c'est une vision que j'ai eue en calculant sur la trajectoire et la luminosité de la Constellation de la Pirogue ! Donc, j'ai expérimenté une action faite sans réfléchir en réfléchissant, vous saisissez le paradoxe ? C'est pratiquement un paradoxe, et c'est le genre de galipette mentale qu'il faut faire dès que l'on veut réellement étaler les avenirs devant soi. Et encore, c'est loin d'être le pire exemple. Je vous ai déjà parlé de l'Angle Mort des Devins ? Non, évidemment, nous n'avons pas réellement eu l'occasion de parler divination. Prenez deux devins. Ils se détestent tous les deux, et ils veulent tous les deux se tuer. Le premier devin se cache dans une ruelle avec un couteau là où il sait que le second devin va se balader. Sauf que le second devin est devin, hé oui ! Alors, il voit le premier devin caché dans sa ruelle, donc il change de ruelle, et il prend l'avenue commerçante, vous savez, celle avec la pâtisserie qui fait les spécialités d'Arvandor ? Bref. Il le voit, donc il l'évite ! Malin, le second devin, mais le premier n'est pas en reste : il voit que le second devin a vu. Alors, il revoit par-dessus, et change de ruelle, celle que va finalement prendre le second devin. Sauf que le second devin a vu que le premier devin a revu par-dessus. Le premier devin rerevoit, le second devin revoit... Et ça, visuellement, ça fait une fractale ! Un puit. Un espace dense dans le tissu des avenirs, comme si on resserrait le maillage d'un tissu transparent jusqu'à ce qu'on ne puisse plus rien voir. C'est là tout le problème des disputes entre Augures, ou encore pire, des conflits armés qui utilisent des Augures de chaque côté : l'espace divinatoire devient très vite complètement impraticable si on est pas extrêmement expérimenté. Je vous en fait la confidence, mais moi-même, je dois parfois me dépatouiller. Il faut alors voir ce que l'on ne peut pas voir, et là, ce n'est même plus des galipettes mentales, c'est de la grande cascade. Ça devient un nouveau champ métaphysique mathématique théorique, tout ce que l'on veut qui finit par -ique... »

Il y avait au moins une personne qui appréciait cette discussion. Pourtant, il n'avait pas bu...