Un nouveau soir, une nouvelle représentation. Elliana commençait à s'y faire. Elle n'avait pas le choix, pour simplement pouvoir vivre, elle devait passer ses soirées à amuser un public dont elle ne connaissait rien. Certes, les effets dont elle ornait ses apparitions lui permettaient de s'entraîner à la maîtrise de ses pouvoirs, en plus de lui fournir de quoi se nourrir, mais à quoi bon ? Ce monde inutile lui prenait tout ce qu'elle gagnait... Elle se l'était promis, elle le ferait : la prochaine fois qu'un spectateur viendrait la voir après le spectacle, il paierait une partie de ses dépenses. Qu'elle découvre à quoi cela ressemblait de pouvoir se faire plaisir dans un tel lieu.

Mais pour le moment... Il ne fallait pas y penser. Elle évoluait avec grâce sur la scène, adressant des oeillades énigmatiques au public, sans pour autant s'intéresser à qui que ce soit parmi ses membres. Elle apparaissait, disparaissait, à la faveur du brouillard qu'elle avait elle-même créé dans la pièce. Spectacle de danse ou de magie ? Un peu des deux, telle était sa signature. Et elle ne savait absolument pas si cela fonctionnait. Elle n'avait pas les compétences pour faire ce genre d'évaluation. Tout ce qu'elle savait, c'état qu'elle continuait à trouver des personnes, propriétaires d'auberges ou autres, prêts à l'embaucher. Elle n'en demandait pas plus... De leur part. Le public pourrait lui donner ce qui lui manquait encore. Comme son logement, par exemple...

En effet, elle avait remarqué du coin de l'oeil un homme qu'elle avait déjà vu plusieurs fois auparavant. Aujourd'hui serait-il le jour où il viendrait la voir et lui demander comment elle pourrait l'expoiter ? Evidemment, il utiliserait d'autres mots. Mais le résultat resterait le même. Et cette fois, elle aurait vraiment besoin d'un petit pigeon... Sans se douter que cela pourrait se retourner contre elle.

Il faudrait sincèrement qu'elle se calme... À chaque fois qu'elle terminait un spectacle, elle se retrouvait épuisée. Oui, mais... C'était probablement la condition pour captiver son public. Et, cette fois, elle avait une opportunité. L'homme repéré plus t$ot se levait et s'approchait. Bien. Elle se composa son allure joyeuse et presque enfantine habituelle. Enfin... Cela ne faisait-il pas trop faux de sembler avoir encore de l'énergie ? D'un autre côté... C'était son métier d'être toujours en mouvement. Elle décida que cela passerait.

Il se mit à applaudir, s'attirant un semblant de révérence... L'artiste qui s'inclinait face à son public pour le remercier et signifier la fin du spectacle. Même si cette dernière était déjà actée, la musique s'était tue... Du moins, la sienne. En effet, dans un tel lieu, on pouvait toujours trouver quelqu'un jouant d'une mélodie de plus ou moins bon goût. Mais les mélodies entraînantes et aériennes, celles qui l'appelaient, ne se feraient plus entendre ce jour-là.

Puis il lui demanda son nom... Elle dut se retenir de rire. Au lieu de quoi, elle se contenta de sourire. La personne qui réussirait à lui soutirer une information personnelle rien qu'en la demandant aussi directement n'était pas née... Ou alors, elle n'avait simplement pas encore croisé son chemin. Alors, elle s'employa à noyer le poisson.

- Voyons, quel don ? Je n'ai aucun mérite, je ne suis qu'une enfant qui n'a jamais vraiment réussi à grandir !

Puis elle l'observa plus intensément. Pour le distraire de s'intéresser à elle, pourquoi ne pas prétendre, elle, s'intéresser à lui ? Sans jamais perdre de vue son objectif, bien sûr. Mais avant de tenter quoi que ce soit, il lui fallait obtenir sa confiance. Pas trop vite, ne nous pressons pas trop, au risque de tout perdre...

- Par exemple, je suis certaine que vous êtes bien plus intéressant ! Pourquoi ne pas me parler un peu de vous ?

Elle était sur le point de lui proposer d'aller s'installer à une table, pour être plus à l'aise pour discuter... Mais s'ils s'asseyaient, il leur faudrait consommer. Ce qu'Elliana ne pouvait pas se permettre. Pourquoi ne pas en profiter pour se faire offrir un verre, me demanderez-vous ? Tout simplement parce qu'elle avait un autre objectif en tête, qu'il lui serait peut-être plus facile à atteindre si sa cible n'avait pas déjà payé à sa place avant qu'elle ne lui formule sa demande. Pour l'instant, il fallait discuter, à n'importe quel sujet, tout ce qui imporait pour l'instant était de créer une certaine complicité. Tout en en révélant le moins possible à son sujet. Cela ne servait aucun intérêt personnel. Simplement, le mystère faisait partie de son costume de scène. Elle se devait donc de le cultiver autant que possible.

Être fière d'elle-même ? Elle afficha un petit sourire ironique.

- Aucun d'eux ne mérite la moindre attention. S'ils n'ont pas le courage de venir me voir, vous ne pouvez pas interpréter cela comme de l'admiration. Ou ils sont bien idiots de ne pas saisir leur chance.

Décidemment, elle semblait incapable de ne pas répandre son venin... À présent qu'elle n'en était plus elle-même la cible, elle avait trouvé d'autres victimes anonymes. D'un autre côté... Le temps l'avait rendue amère. Chaque jour qui passait, elle se sentait plus loin d'atteindre son but, sans pour autant cesser d'essayer. Elle abandonnerait ce corps qu'elle haïssait. Mais en attendant... Rien ne l'empêchait de s'amuser aux dépens d'autrui.

Puis il se présenta. Un négociateur ? Hum... Voilà qui ne lui semblait pas vraiment utile. Mis à part... S'il était riche, elle pourrait lui trouver une utilité. Autrement... Il lui faudrait mettre fin à la discussion au plus tôt. Mais ne pas demander son salaire à autrui. Du moins, pas en public... Des inconnus se baladaient encore dans les environs, il était trop risqué de lui poser une question aussi personnelle. D'autant plus qu'ils ne se connaissaient pas, elle ne se voyait donc pas lui poser la question directement. Il lui faudrait faire preuve de subtilité si elle voulait parvenir à ses fins.

Redevable envers cette population ? Elle dut réunir toute sa volonté pour ne pas laisser échapper un sifflement méprisant. Certes, elle ne connaissait pas bien la population de ces lieux, mais de ce qu'elle avait vu, elle ne lui semblait pas différente des personnes rencontrées dans le passé. Autrement dit, des être méprisables, tout juste bons à être utilisés comme des outils, puis jetés... Ils ne méritaient que cela. Ou l'indifférence.

Il détourna son attention en lui posant une nouvelle question directe. En ville ? Hum... Elle réfléchit. Et décida de lui accorder quelques informations.

- Je me suis déjà produite dans cette ville. Mais je suis arrivée récemment, c'est vrai.

Mais cela avait été suffisant pour rencontrer le dirigeant de ces lieux... Simple hasard ? Etait-elle surveillée ? Mais... Si vite après son arrivée ? Comment aurait-il été au courant aussi tôt ? Enfin, elle n'aurait probablement jamais de réponse à ces questions, qui n'étaient pas indispensables, alors autant les abandonner... Attendez. Si elle était surveillée, elle se devait de le savoir. Certes, elle ne faisait rien d'illégal... Selon elle. Qui savait si les lois de cette nation étaient différentes de celle de Cerah ? Hum, après réflexion, elles l'étaient certainement... Mais elle était étrangère, en plus de ne pas se sentir à sa place parmi les humains... Elle n'avait sa place nulle part dans ce monde ! Pourrait-on donc lui en vouloir de ressentir ce décalage ? Et même si c'était le cas... Pourquoi s'en soucierait-elle ?

En parlant de décalage... Oubliant, probablement momentanément, ses intentions cachées, elle fut prise d'une réelle curiosité :

- Mais vous vous dites unique... Avez-vous réussi à vous adapater ? Ne ressentez-vous pas... Comme un décalage, au milieu de tous ces humains ?

Pourraient-ils avoir un point commun ? Ce serait si inespéré... Mais attendez... Ne s'était-elle pas promis de ne s'attacher à personne ?

Tous n'étaient pas courageux ? Mais elle était parfaitement d'accord ! Peu d'humains méritaient son attention... Sauf, bien sûr, s'ils pouvaient lui être utiles. Mais dans le cas présent, aucun humain n'était plus intéressant que l'elfe face à elle. Il avait de la ressource, elle en était certaine. Il fallait simplement qu'elle en découvre plus... Et qu'elle trouve un moyen de s'en servir. Ce serait du gâchis si elle le laissait filer sans rien en retirer...

Puis il lui posa une question directe. Elle sourit, amusée. Bien essayé. Mais elle avait déjà une réponse prête :

- Ce n'est pas la première fois que je vous vois, même si vous n'êtes sorti de cette masse sans courage qu'aujourd'hui. Je suis certaine que vous connaissez déjà la réponse à votre propre question.

Et bim ! Le coup du "je ne vais pas répondre, parce que vous n'en avez pas besoin", ça marchait à tous les coups ! Attendez, si ça se trouvait, ce serait aujourd'hui que cela ne marcherait pas... Ce serait vraiment pas de chance, mais... Cela pouvait arriver. Et la demoiselle n'en avait pas conscience.

Puis vint la question du décalage. Il partageait son expérience, mais... Même parmi les siens ? Elle pencha la tête sur le côté, interrogative. Comment ne pas se sentir à sa place au sein de son propre peuple ? Quoi que... Savait-elle seulement ce que cela faisait, d'avoir un peuple ? Après tout, elle avait toujours vécu seule, n'avait même pas de famille... D'un côté, elle aussi vivait avec un décalage permanent.

- Au moins, vous avez une famille...

Oups. Cela lui avait échappé. Et elle ne pouvait même pas se reprendre sans admettre qu'elle avait fait une erreur... Ce qui aurait sûrement éveillé les soupçons de Monsieur. Elle n'avait plus qu'à espérer qu'il n'avait pas entendu... Sans grand espoir. Après tout, de ce qu'elle savait, les elfes avaient une bonne ouïe...

Soudain, elle eut une idée pour, peut-être, l'empêcher de réagir. Très vite, elle se redressa, les mains posées sur la table (qu'elle avait rejointe peu après lui), et lança, comme un cri du coeur :

- Apprenez-moi ! Apprenez-moi à... Dompter le décalage !

Puis elle se reprit et se rassit. Hum. Maintenant qu'elle y pensait... Son employeur officiel lui avait confirmé que rien n'était gratuit, ici. Et venant du dirigeant de ces lieux... Elle ne pouvait pas l'accuser de mentir. Alors, plus calme, d'une voix plus faible, elle lança :

- Mais j'imagine que vous n'accepterez pas sans contrepartie ?

Euh... Il faisait fausse route. S'il pensait qu'elle n'était pas prête à partir dès qu'une destination intéressante se dessinerait... Il se trompait. Certes, elle commençait à s'attacher à cette ville, mais elle savait que ce n'était pas une bonne idée. Et se pensait toujours capable de tout laisser tomber du jour au lendemain... À condition d'être certaine de trouver les réponses qu'elle cherchait au bout du chemin. Sans certitude... Autant rester ici. Après tout, elle se trouvait visiblement en un lieu où l'art était valorisé, elle pourrait y être heureuse... Si elle le décidait. Et pour l'instant, tel n'était pas le cas.

Quant à son affirmation suivante, elle se dut d'y répondre :

Vous ne seriez que comme la plupart des habitants de cette ville. Et puis... Il n'y a pas de mal à accepter que vous savez des choses. Bien au contraire. La mauvaise foi ne mène nulle part, sachez-le.

Néanmoins, la conversation prit bien vite une tournure plus... Sombre. Il avait... Perdu sa famille ? Oh... Quelle erreur ! Elle n'en avait jamais eu, elle n'avait donc pas subi de perte. Sa voix se fit plus douce lors de sa prise de parole suivante.

- Non... Vous avez sûrement plus souffert que moi. Je... Désolée. Je n'aurais pas dû en parler.

D'autant plus qu'à l'origine, elle ne voulait pas en parler. Vraiment, elle devrait se surveiller...

Puis vinrent les termes de leur accord. Mais... Il ne mentionnait pas quel service il voulait... Il serait idiot pour elle de saisir la main tendue, autrement dit d'accepter l'accord, sans savoir exactement ce à quoi elle s'engageait. Alors, le fixant dans les yeux, elle déclara :

- J'exige de savoir quel sera ce "service" avant d'accepter quoi que ce soit.

Elle laissa échapper un petit rire. Bon, au moins, il était honnête, il fallait le reconnaître. Peut-être un peu trop ? Enfin, peu importait, en réalité. Mieux valait être trop honnête qu'un vulgaire menteur... Que penserait-elle donc, si elle apprenait qu'il ne faisait que se jouer d'elle depuis le début ? Elle serait certainement déçue. Mais elle n'apprendrait également probablement jamais la vérité, donc... Autant ne pas se perdre dans des suppositions stériles.

Néanmoins, lorsqu'il mentionna "n'avoir rien à cacher", ses sens furent alertés. Vraiment ? Il lui fallait absolument le faire mentir ! Le mettre dans une situation difficile, lui qui semblait si sûr de lui, ce serait probablement délectable !

Prenant alors la gestuelle d'une grande soeur un peu trop familière, elle lança :

- Voyons, chacun a son jardin secret ! Je ne peux pas croire que ce ne soit pas le cas pour vous aussi.

Autrement dit, "si vous persistez à nier, racontez-moi donc un secret que n'importe qui d'autre voudrait cacher, à votre place".

Puis sa formulation l'intrigua. "Conclure un pacte avec le diable"... Hum... Serait-il en train de se trahir ? Elle devrait se méfier de lui, finalement. Elle allait se faire avoir, ce n'était pas prévu !

Enfin, trêve de distractions, il en venait au fait. Lui servir d'informatrice, en somme ? Il y avait juste un problème :

- Je crains que vous vous trompiez. Je ne suis pas invisible. Et la brume, j'adore m'amuser avec, je pense que les habitants commencent à le savoir. Non, vraiment, je ne serais pas la plus discrète. Trouvez mieux si vous voulez toujours un accord.