Il frappa par deux fois la petite seringue qu'il tenait entre ses doigts métalliques, avant de tourner son masque de fer en forme de crâne et ses deux occulaires vertes vers le cobaye etendu sur sa table, sanglé et bâillonné, qui se débattait vainement en gémissant de peur. Ah, la peur, un sentiment qui intéressait l'être d'acier qui ne pouvait plus la ressentir, de par son illogisme et sa capacité à réduire à néant même le plus puissant des guerriers. Nul doute que sa source était quelque chimie qu'il lui fallait étudier, pour apprendre à la créer, ou la supprimer. C'était en tout cas ce que son esprit cartésien et logique lui dictait, et Harzhan s'était donc attelé à ce nouveau sujet d'études avec la ferme intention de pouvoir fabriquer un sérum à destination de l'armée.

" Ne t'inquiète pas, si mes calculs sont exacts, bientôt tu seras libéré de ce terrible sentiment. "

Mais une erreur était si vite arrivée, il était difficile de calculer avec precision les dosages et les effets des concoctions alchimiques. Son nouveau serum était cependant encourageant, avec une chance de soixante pour-cent de fonctionner comme escompté et d'inhiber la peur de son cobaye et seulement huit pour-cent de chances de surcharger son système nerveux entrainant son décès brutal. Pour les effets secondaires, il les gérerait en temps voulu. Oui, il faisait un don immense à cet homme en lui offrant l'opportunité de ne plus avoir peur, tout comme lui, et son communicateur émit un son que l'on pouvait presque interpréter comme un petit rire satisfait, camouflé et étouffé. Il injecta le serum, se préparant à noter tout ce qu'il apprendrait de cette nouvelle tentative, la septième à ce jour, dans son carnet de recherches.

Des coups sur le heurtoir de la porte d'entrée de son manoir, la machine se tourna vers l'entrée de son laboratoire souterrain. Qui donc pouvait bien chercher à le déranger à cette heure, et en pleine experimentation ? Peut-être encore un de ces mortels cherchant une potion quelconque chez l'apothicaire qu'il était ? Le moment était bien mal choisi, mais il aurait été malpoli de ne pas répondre. L'impatient frappa de nouveau, faisant naitre un certain agacement chez la machine qui supprima rapidement cette émotion trop humaine.

" Oui, oui, j'arrive ! "

Après avoir invité son cobaye à se tenir tranquille, ironique vu sa situation, il remonta l'escalier, fermant la porte à clé derrière lui avant de se rendre à la porte d'entrée de son élégante demeure décorée avec goût. Rien n'aurait pu laisser entrevoir ce qu'il se passait en dessous... Il ouvrit la porte, pour découvrir une femme qu'il ne connaissait que trop bien, sa beauté inchangée, une femme qui, elle, ne connaissait pas la peur. Alors, très delicatement, il s'inclina en prenant une de ses prothèses mécaniques dans sa main, le portant à son masque de fer en une parodie de baisemain élégant.

" Oh, chère Clefford, quelle agréable surprise que de vous voir ici. Entrez, je vous en prie. "

Clefford, toujours aussi élégante, toujours aussi directe et brutale, toujours aussi sans-gêne. Une femme qui ne connaît assurément pas la peur, pensa la machine alors qu'il l'invitait à entrer. Il ressentait pour elle une curieuse sensation, dont le sens s'était perdu à son passage à l'état de machine, mais elle était assurément spéciale pour lui. Son manoir, qui avait plus l'air d'une petite et coquette demeure bourgeoise, trahissait d'un attachement curieux à son image.

" Je sais bien, mais n'est-ce pas à ses manières qu'on reconnaît un homme ? Homme au sens large bien entendu, je n'entends pas par là un être fait de chair et de sang. "

A Clara Nocte, alors qu'il avait atteint la perfection du métal, on l'avait traité en inférieur, même sa chère Clefford l'avait traité différemment, ici on le voyait pour ce qu'il était, pour ce qu'il voulait être : un apothicaire respecté. Son cerveau mécanique processa quelques informations, il n'oubliait jamais rien mais il était certain de n'avoir jamais évoqué la vie arvandienne de l'elfe qui prenait déjà ses aises. Ils s'étaient rarement vus depuis leur exode. Il déplorait la situation bien entendu, la militaire était peut-être la seule qui pouvait le comprendre. Qu'elle prenne ses aises ne le dérangeait pas, Clefford était ici chez elle, mais qu'elle laisse trainer son manteau... Il supprima simplement ce sursaut maniaque de son esprit, encore un avantage de la machine sur l'humain.

Il s'éloigna simplement pour se rendre à un buffet. La petite demeure était décorée avec goût, les goûts de l'ancien noble arvandien devenu membre de la CII, mais plusieurs choses n'allaient pas : la chambre à coucher était inutilisée puisque la machine ne dormait jamais, il n'y avait rien pour préparer à manger puisqu'il était au-dessus de ces considérations matérielles... La partie pharmacie, celle qu'il utilisait pour ses activités officielles, était la seule qui semblait vraiment utilisée. Harzhan avait tout de même quelques alcools avec lui, il connaissait les goûts de sa dame. Alors il lui servit un verre avant de revenir à elle.

" Ta question n'a aucun sens et tu le sais, ma chère. La notion de "bien aller" m'est inconnue. D'un point de vue purement logistique, disons que les arvandiens continuent de me regarder avec méfiance, mais ils commencent tout de même à accepter les services que j'ai à leur offrir. Un jour ils comprendront, et peut-être qu'ils me demanderont de les sauver comme je l'ai fait pour moi. Et toi alors, tu as pu rentrer dans cette armée qui nourrissait tant tes envies ? "

Il savait l'attrait de la brune pour l'armée arvandienne, il ressentait la même chose, pas pour les mêmes raisons. Ses occulaires vertes luisaient alors qu'il détaillait la demoiselle qui se déshabillait sans gêne chez lui. L'on aurait pu penser à un regard appuyé et déplacé sur ses courbes, mais si l'être faillible de chair qu'Harzhan avait été aurait pu y succomber, le coeur froid de l'automate était exempt de tout sentiment malvenu. Il l'analysait, se servant des capacités de son formidable cerveau mécanique pour en tirer quelques conjectures et conclusions sur son état physique, ses humeurs, ou ses raisons d'être ici. Il tenait cependant à les entendre de sa bouche, malgré de premières hypothèses.

" Pour toi, jamais, tu sais bien. Et j'imagine que tu n'es pas venue uniquement pour discuter avec moi, alors qu'est-ce qui t'amène, Clef' ? "

Une familiarité avec cette femme qu'il avait si longuement aimé, signe d'une humanité perdue, mais pas oubliée.

" C'est un fait, ma chère, mon existence et ma survie en sont la preuve même. Vous vous attachez à votre chair comme si elle n'allait pas vous faire défaut, moi je suis déjà sauvé de ce fait. "

Malgré l'objection de celle qui avait partagé une partie de la vie de son ancienne itération, Harzhan ne se sentit pas convaincu. La froide logique de son esprit étant imperméable aux divergences sémantiques qu'ils pouvaient avoir tous les deux. Alors, oui, dans un sens il allait bien dans le sens où les arvandiens avaient au moins cessé les futiles actions contre sa carcasse d'acier, bien trop résistante pour leurs projectiles ridicules. Les paysans avaient cela de fascinant qu'ils continuaient de s'obstiner malgré l'évidente inefficacité de leurs actions. Seul le temps faisait finalement cesser leurs efforts, ils oubliaient, ou se faisaient à la situation. Une variable que la machine ne pouvait pas connaître, le temps étant autrement différente dans sa perception pour lui. Voilà pourquoi les humains mortels finiraient toujours par accepter n'importe quel joug, et pourquoi leur société ne pourrait jamais évoluer sur le long terme : leurs objectifs sont liés à l'immédiateté, en raison de leur faible durée de vie. Lui-même en avait fait les frais.

L'automate pencha la tête, curieux, aux propos de sa tendre amie. Si Clefford avait bien intégré l'armée, ses mots laissaient à penser qu'elle n'était pas à la position qu'il aurait attendu qu'elle convoite. Peut-être n'était-ce qu'une question de temps ? On en revenait toujours à cette variable, au final...

" Tu m'as pourtant l'air de valoir mieux que cela, toi qui as quitté ta patrie pour en rejoindre une autre... Enfin, si la situation te convient, tu m'en vois ravi. "

Mensonge évident, ce n'était pour lui qu'une formule de politesse. Non pas qu'il souhaite mentir à Clefford, seulement, il ne ressentait pas d'émotions comme la joie, et donc dire qu'il était heureux pour elle n'était rien de plus que des mots creux. A sa demande, il prit le bras de la militaire pour le regarder, le léger vrombissement de ses oculaires s'ajustant et zoomant se laissant entendre.

Seulement, l'automate n'avait aucune notion de mécanique, ou du moins seulement des rudiments auxquels l'ingénierie prothétique échappait. Encore une preuve de la faiblesse de son prédécesseur de chair, sujet à l'urgence devant la mortalité. Il avait voulu poursuivre son rêve, à travers lui-même, quelle stupidité échappant à toute logique... Et voilà maintenant que l'automate se trouvait incapable de se réparer lui-même, et pire encore, de faire quoi que ce soit pour Clefford.

" Je vois, je crois saisir ce qui peut causer le phénomène. Seulement... Je suis au regret de t'annoncer que mon prédécesseur n'a pas jugé bon de me transmettre son savoir sur la fabrication d'automates avant de mourir. Je peux tout de même essayer deux ou trois choses rudimentaires, en espérant que ce ne soit qu'un vérin grippé, mais si les choses sont plus profondes je crains que cela ne sorte de mon domaine de compétences. Attends-moi ici. "

Il avait dans son sous-sol de quoi réaliser son auto-maintenance usuelle, guère plus. Si le premier venu pouvait comprendre comment appliquer du lubrifiant sur des charnières ou des vérins, lui aussi n'avait pas eu besoin qu'on le lui apprenne pour le faire. Mais hormis resserrer deux ou trois boulons, il ne pourrait rien pour elle. Il disparut donc vers sa cave, où son patient l'attendait bien sagement... Trop sagement en fait, il ne bougeait plus. Piqué de curiosité, alors qu'il tenait en mains ses outils de réparation, il s'approcha du corps étendu sur la table. Non, il était toujours en vie... Dommage que l'irruption de Clefford ne lui ait pas permis de voir ce qu'il s'était passé. Après ce contretemps, il allait pour remonter au-dessus, ausculter ce bras récalcitrant... A moins que la militaire ne décide de descendre de son propre chef ?