C'est le soir que les créatures sortent le plus. Le soir, et le matin avant le lever du soleil. C'est l'heure où les proies dorment encore, ou sont fatigués de la journée, et c'est donc l'heure le plus propice pour chasser et tuer sans trop d'effort.

C'est bien pour ça que c'est aussi l'heure où Alberich veille le plus, s'assurant qu'aucune créature n'approche des demeures humaines. Qu'elles se chassent plutôt entre elles, il se moque bien de la nature qui suit son cours, mais hors de question qu'il laisse des humanoïdes mourir sous leurs crocs alors qu'il est là, bien présent.
Sa vue ne l'aide pas, puisqu'il ne voit déjà guère plus qu'un canidé et que le soleil se couche. Il marche plutôt à l’ouïe et surtout à l'odorat. Il connaît très bien les odeurs d'Ananda, de sa faune comme de sa flore, et sait très bien démêler les choses dangereuses de toutes ces informations que son flair lui apporte.

Et ce soir là, une odeur sort des autres. Une odeur d'humain, sans aucun doute, mais elle est bien trop récente et surtout elle va dans la mauvaise direction. Il en rencontre souvent qui se dirige vers les villes et villages à cette heure là, mais elle ? Quelqu'un qui marche droit vers le danger. Une odeur de tabac, particulièrement désagréable pour le chevalier saint, mais qu'importe : son instinct se met en alerte et il se décide à sauver cette pauvre âme. À une heure pareille, Alberich ne peut que penser que c'est soit une personne complètement inconsciente, soit quelqu'un qui a choisit de finir sa vie ce soir là.

En tout cas, voilà le maudit qui s'élance, finissant par passer à quatre pattes pour courir plus vite. Il remonte la piste sans trop de soucis, l'odeur de tabac lui brûlant la gorge. Il ne cherche pas à être discret, c'est même l'opposé : il veut s'annoncer, que les bêtes craignent la chose qui cavale et préfèrent donc se cacher que continuer leur traque.
Il déboule ainsi dans la sorte de clairière, au milieu des arbres lugubres, et grogne aussitôt que son flair capte le fangor. Non, les deux fangors. En face d'eux, il a bien repéré la lumière de ce qu'il devine être une torche ou un briquet. Astucieux, puisque ces créatures ont la vision sensible. Le seul soucis, c'est que lui aussi ça le gêne un peu. Son regard s'est habitué à la pénombre du soir. Alors il s'avance lentement en grognant... direction l'humain qui sent le tabac. La seule chose pouvant indiquer qu'il n'a rien contre lui, c'est que son museau est tourné très clairement vers les deux créatures.

Oh, il pourrait juste être un prédateur qui vole leurs proies à deux autres, oui. Clairement.
L'idée le fera toujours rire jaune, d'ailleurs. Lui qui ne ferait jamais du mal à un humain innocent.

Les fangors sont certainement absolument terrifiées de la chose inconnue devant eux, les dépassant largement au garrot. Mais si ils restent, c'est qu'ils sont assez affamés pour tenter quand même de le tuer. Dommage pour elle.
Alberich bondit, quittant sa position quadrupède ratant un de peu lorsqu'il saute plus loin pour l'esquiver et aussitôt tenter de le mordre à la main. Ces bestioles sont rapides, mais le chevalier l'est aussi. Et surtout, il est puissant. Un seul coup de croc bien placé peut les achever, sans parler de l'épée qu'il manie lourdement. En quelques secondes, une première créature s'effondre, tranchée par la lame. Dans les instants suivants, Alberich parvient à saisir le corps de la seconde avec sa gueule, la secouant comme un animal alors que le fangor couine, affaiblit et terrifié. Rapidement, le silence se fait et le maudit ouvre la gueule pour laisser le cadavre tomber au sol.
Il grimace et s'essuie un peu le museau d'un geste de la main avant d'enfin se tourner vers monsieur tabac.

- Pourquoi sortir ici le soir ? C'est dangereux.

Sa voix est grave, gutturale, plus tellement humaine. Mais sûrement que l'homme a capté qu'il avait un maudit en face de lui. C'est évident qu'il n'est qu'un reliquat : il a beau agir en partie de manière animale, sa façon de se mouvoir et se battre reste profondément celle d'un humanoïde.

- Tu peux éteindre ce briquet ? Je vois déjà pas grand chose.

Ah. Peut-être que sa taille n'aide pas non plus. Même en se penchant à cause de son corps difforme, il reste grand. Et l'humain en face, lui...
il est particulièrement petit, non ?

C'est qu'il parle bien, ce gars. Alberich n'a jamais eu d'éducation en propre et due forme, et il a encore tendance à associer ça avec les gens de la haute. Le gratin. Ou les gens qui font semblant de l'être. Enfin, tant qu'ils arrivent à communiquer, c'est ce qui compte. Le maudit hoche la tête quand le briquet est enfin éteint, bien content de ne plus avoir à plisser les yeux pour y voir correctement. Il écoute l'homme quand il dit être le gouverneur d'Amsupolis, et penche la tête d'un air curieux. Ah oui, rien que ça ? Alberich y vivait quand la cité portait encore son ancien nom, et il a fuit peu après le changement. Ça a dû sacrément changer, en tant d'années.

- J't'ai sauvé sans savoir ton titre. Y'a pas d'histoire de titre. Toutes les vies humaines sont importantes. Et j'm'appelle Alberich. Toi ?

Un nom complètement inconnu, qui retombera dans le néant lorsqu'il mourra. Avec lui, les derniers souvenirs d'Ana. Personne ne se rappellera d'eux, deux homme-bêtes que la vie a toujours détesté. S'il est vivant, c'est purement par rage de venger sa petite sœur de cœur et par envie de voir enfin cette stupide foi envers l'arbre et les élus s'éteindre enfin.
Il finit par s'assoir au sol, n'ayant pas le choix que d'adopter une position proche de celle d'un canidé assis, vu son dos plus vraiment adapté. Ça lui permet de réduire la différence de taille qu'il a avec cet homme et il l'écoute encore alors qu'il essaie de justifier sa bêtise. Égaré, vraiment ? Comment est-ce qu'il peut être gouverneur s'il ne connaît même pas les lieux qui entourent la capitale ? Et puis il bafouille à cause de la peur qu'il a ressenti ou car il sait que son explication ne tient pas la route ? En tout cas, ça agace un peu l'homme bête qui grogne un coup avant de répondre.

- C'est stupide de sortir loin des villes à Ananda. Et encore plus le soir. C'est le meilleur moyen de se faire tuer. Je passe mon temps à tuer des créatures mais les inconscients comme toi me rajoutent du travail.

Ce n'est même pas un reproche, dans le ton. Plus une constatation fatiguée. Les années passent, et les gens ne sont pas moins idiots. Il finit par soupirer profondément.

- Enfin, si ça te sert de leçon, ça suffit.

Il devrait peut-être mieux lui parler, vu son titre. Sûrement qu'il a le pouvoir d'ordonner sa traque et sa mort s'il le souhaite. Mais Alberich a toujours eu un léger problème avec l'autorité. Après tout, c'est l'armée chargée à la base de protéger les habitants de Clara Nocte qui ont massacré sa famille, ses amis, et l'ont obligé à fuir. Depuis, le traumatisme fait qu'il a toujours du mal à accorder sa confiance aux gens avec du pouvoir.

- Je n'irais pas en ville si c'est pour être observé comme une bête de foire. Et je n'ai rien à faire des liges. Je vis sans. Je chasse pour me nourrir. Et je dors à la belle étoile.

Ou au repaire des Chevaliers Saints, évidemment. Mais il n'est pas stupide et ce n'est pas le genre d'info qu'il partage au premier venu. Il range son arme dans le fourreau qu'il porte au dos, pour libérer totalement ses mains. La voix beaucoup trop gentille du gouverneur ne lui plaît pas trop. Il a vraiment l'impression qu'il veut l'entuber.

- La seule récompense que je veux c'est de ne pas trouver ton cadavre. Enfin, si les créatures qui rôdent par ici ont la gentillesse de laisser quelque chose sur tes os après leur passage.

Mais au fond, ça le titille. Il n'est plus rentré en ville depuis... depuis plus d'un siècle. Sa voix se fait moins grondante, plus curieuse.

- A quoi ressemble Amsupolis aujourd'hui ?

Il se moque bien de laisser entendre qu'il est âgé. Il ne sait même pas s'il doit se considérer comme vieux, pour un maudit, ou s'il est condamné à l'éternité.

Xitragupten... Déjà qu'Alberich a une mémoire de moins en moins active, il risque d'oublier ce nom. Mais il retiendra cette odeur de tabac très marquée, et sûrement ce visage. Il a beau ne plus voir très bien, il distingue quand même largement certains détails. Notamment cet œil si curieux. Une odeur et un visage qu'il doit donc associer au gouverneur de la capitale. Très bien. Il l'observe encore, pas franchement gêné de le détailler maintenant que la flamme est éteinte. Les normes sociales, le maudit les a en bonne partie oubliées. Il tutoie tout le monde, roi comme paysan. Tant pis si un jour ça lui joue des tours, il n'a même pas conscience que ça peut être impoli.

- Je fais ça depuis presque trois siècles, je crois. Les gens des villages me voient souvent mais c'est normal que la capitale m'ignore. Je vais jamais près des habitations.

Toujours loin des villages, juste en ombre furtive rôdant dans les marais. Et les gens qui vivent là bas le savent : quand ils le voient passer à la nuit tombée, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Peut-être que des histoires circulent à son sujet, tiens. Les plus vieux doivent savoir qui il est, aussi. Mais puisqu'il n'approche jamais et évite en général les humanoïdes, pas grand monde doit savoir son nom.

- Je continuerai ma tâche après. Elle est sans fin, de toute façon. Les créatures se reproduisent bien trop vite. Et en effet, c'est rare que je vois des gens aussi inconscients.

Son regard se porte sur les cadavres des deux fangors plus loin.

- Par contre je trouve régulièrement des cadavres en piteux état le matin. Il faut croire que les bestioles sont meilleures que moi pour traquer les humains.

Il faut dire que même s'il entend bien, a un excellent odorat et qu'il se repère facilement... Il n'est pas un animal. C'est ce qu'il se tue à se dire, à se répéter, pour éviter de perdre la boule. Les loups sentent sûrement encore plus de nuances que lui, capables de traquer une cible à des kilomètres. C'est à la fois une idée qui lui plaît, de se savoir encore bien plus humain que bête, mais en même temps c'est parfois un handicap. Sans parler du reste de sa malédiction.
Le regard d'Alberich vient se poser à nouveau sur le gouverneur quand il reprend la parole et insiste sur son invitation. La lèvres supérieure du maudit se lève un peu, dévoilant une rangée de crocs dans une grimace un poil agacée.

- A moins de leur percer les yeux je ne vois pas comment les gens pourraient ne pas me regarder.

Il n'a pas conscience de la réalité dans la capitale. Il pense encore à comment c'était, au tout début de tout ça. Pleine de vie, de gens sains qui évitent soigneusement la peste qui s'étend, la ville qui prospère. Il ne s'imagine pas que sa condition n'est pas si unique, juste extrême dans les modifications physiques.

- J'ai vu la ville avant qu'elle change de nom. Avant la sécheresse. Mais pas longtemps.

Juste deux ans, en fait. Lui et Ana avaient fuit la cruauté de Clara Nocte en y écopant d'un gros traumatisme en voyant leur famille et leurs amis se faire massacrer, tout ça pour vivre le dessèchement et voir Ananda devenir cette terre désolée. Il semble pensif, d'ailleurs, devant le gouverneur, plongé dans ses souvenirs aussi lointains qu'ils sont désormais troubles. Il a oublié le visage de ses parents et celui d'Ana. Il a même oublié la majorité de sa vie avant d'être maudit, ne se rappelant que de bribes. Beaucoup de cris, de souvenirs qui se mélangent.
Il finit par se reprendre en secouant la tête, pour revenir encore une fois à l'homme devant lui, qui s'agite tandis qu'il parle. Il doit être fatiguant, à la longue. Mais alors qu'il regarde encore une fois l'homme, il fait un petit lien qui l'interroge, et il pose aussitôt la question qui lui brûle les lèvres.

- Les gens d'Amsupolis t'ont choisi comme gouverneur malgré cette cicatrice sur ton visage ? Ça ne leur rappelle pas trop la corruption, là dehors ?

C'est peut-être brut. Peut-être insensible, aussi. Mais encore une fois, il a oublié ce qu'est le tact.
Il se demande à quel point la capitale a pu changer, finalement. Tout n'est pas aussi insensible au temps que lui. Il a beau vivre quasiment en ermite, le monde continue de changer. Il l'a dit lui-même, ça fait trois siècles. Au fond, les mots du gouverneur titillent peut-être un peu sa curiosité...

Alberich écoute, ses oreilles se dressant bien en pointe sous la surprise des mots qu'il entend. Le gouverneur explique que même dans la ville, les gens ne sont pas épargnés par les horreurs de la corruption et de la gangrène. Le maudit se sent triste, un étau serrant son cœur à l'idée que ses chasses et ses patrouilles ne sont que des coups d'épées dans l'eau, que rien n'arrête ces maux qui pénètrent jusque derrière les remparts du lieu qui les avaient accueillis après leur fuite de Clara Nocte, lui et Ana. La tristesse est vite remplacée par une colère contre lui-même, une impression de ne pas en faire assez pour aider le monde.
Il ne répond pas au gouverneur, la tête baissée comme ses oreilles, l'air un peu abattu. Ce n'est qu'en l'écoutant s'excuser à moitié en allumant son cigare que le maudit réagit enfin, poussant une sorte de grognement alors qu'il détourne la tête, fixant le sol plus loin. Sa voix trahit la colère et la tristesse en lui à l'idée que trop de gens puissent encore commettre le sort de sa sœur adoptive.

- J'en ai entendu parler...

Il ne dit rien pour le cigare, puisque de toute façon l'odeur âcre est déjà forte. Un peu plus ou un peu moins... ça ne change de toute façon rien au fait que le marais habite rarement des odeurs agréables. Que ce soit cette fumée ou une odeur de décomposition ne change rien. Il relève le museau vers lui et l'écoute, faisant tous les efforts possibles pour ne rien rater malgré son manque d'habitude des interactions sociales. S'il était facile à aborder autrefois, il a désormais beaucoup de mal à rester concentré longtemps sur ce qu'on lui dit.

Il ignore les éloges de sa personne, il n'aime pas spécialement ça. C'est le reste, qui le titille.
Pas de normalité à Amsumopolis, hein ? Tout le monde corrompu, malade, malformé, condamnés.
Donc ce qu'il a connu autrefois n'existe plus du tout, hein ? Plus aucun lieu épargné, dans sa terre d'accueil. L'idée le rend malade.

Certains voient sûrement Ananda comme un lieu parfait, accueillant, puisque c'est sûrement un des seuls endroits au monde à accueillir les damnés comme lui. Mais lui ne peut que s'accrocher aux quelques souvenirs de sa vie d'avant, qui lui avait semblé belle, juste deux petites années.

Il grogne encore quand le vent lui ramène la fumée du cigare et se redresse cette fois pour être trop haut pour elle.

- Alors je veux bien venir. Mon épée ne va pas déranger ?

Sûrement que rien ne ressemblera à ce qu'il a connu, après tant de temps. Impossible que la moindre maison soit restée intacte, si la corruption est grimpante. A moins que tous se soient vraiment adaptés, acceptant cette fatalité. Lui la refuse de toute son âme, trop en colère pour accepter de mourir comme il l'avait voulu en perdant Ana. Sa rage de vivre et de tuer le problème à sa source est trop grande.

- Et je veux savoir plus de choses sur la tour. Je la vois depuis longtemps, mais je n'ai jamais eu l'explication de ce que c'est exactement.

Surtout si c'est ce qui agite la faune et la rend plus mauvaise, plus dangereuse. Est-ce qu'elle est liée à l'Arbre Millénaire ? Aux élus ? Il est curieux. Peut-être qu'il devrait accepter plus facilement de discuter avec les autres Chevaliers Saints, la prochaine fois qu'il se rend à leur quartier général. Il ignore tellement de choses, y compris cette tour qui semble pourtant centrale dans l'état d'Ananda, à en croire le gouverneur...
Enfin, s'il ne se moque pas de lui depuis le début.