La traversée en bateau va bientôt finir. Au loin, une douce brume enveloppe le Temple de la Nuit. Cet endroit change inchangé, de décennies en décennies. Il reste beau, majestueux, paisible. Sûrement l'un de mes lieux favoris dans Clara Nocte. Tout y est parfait, des vitraux jouant avec le reflet de la Lune aux gravures qui témoignent du raffinement des elfes, en passant par les magnifiques plantes qui décorent les lieux...

La religion occupe vraiment une place étrange dans mon cœur. J'ai la foi, oui, mais je trouve souvent que la foi prend trop le pas sur le reste, à Clara Nocte. Et puis comment ne pas remettre en question certains enseignements lorsqu'on est témoin de la guerre, par exemple ? Chez certains, les horreurs renforcent la foi. Chez d'autres, ça ne fait que soulever des questions. Je suis dans le second cas. Si les dieux et la Lune Sainte sont si puissants, pourquoi autoriser de tels déferlements de haine entre mortels ? Méritent-ils vraiment d'être vénérés ainsi ?
Le bateau accoste enfin, et je descend en faisant signe au passeur que j'en ai pour un moment. Je m'avance vers le temple, restant devant un moment pour l'admirer avant d'enfin entrer et me laisser baigner par la beauté des lieux. Le bassin renvoie de superbes reflets sur les alentours, illuminant les autels et délicates sculptures. Rien ne change, ici. Quand je venais avec mes parents pour méditer, étant enfant, c'était déjà comme ça.

C'est bien, que certaines choses ne changent pas trop. Le problème, c'est de vouloir que ce soit le cas partout, que la religion passe devant le reste malgré l'histoire de Clara Nocte. Elle ne doit pas passer au dessus du reste. Par exemple au dessus de l'armée. Autrement dit, si je veux régler ça en tant que Grand Inquisiteur, je dois rencontrer le Grand Évêque. C'est bien pour ça que je suis là, d'ailleurs. Je demande à l'un des prêtres de m'indiquer où je peux le voir, et je suis guidé près de son propre « sanctuaire », pour ainsi dire. Une fois remercié, le prêtre me laisse là, seul, devant la grande porte.


Je m'assure rapidement d'être bien apprêté. J'ai l'une de mes tenues « officielles » de Grand Inquisiteur, avec de larges épaulettes, une longue cape tombant au sol, et une tenue parfaitement taillée que j'affectionne. Je me sens bien, quand je m'habille ainsi. Je me sens moi-même.

Bien, allons-y.
Je toque donc, et attend patiemment, droit et impérieux. J'ai déjà vu le Grand Évêque, mais Amadeus et moi n'avons pas encore eu l'occasion de parler de seul à seul. Juste des échanges cordiaux.

Après tout, lui aussi est là depuis peu de temps. Il n'est certainement pas encore pleinement ancré dans son rôle, tout comme moi. Et... j'espère que sa réticence aux changements vient juste de là. Une volonté de s'imposer en ne gardant que la religion comme priorité. Peut-être n'est-ce pas mon rôle que de venir lui parler de ça, de lui intimer de ne pas trop freiner l'évolution de Clara Nocte. Mais d'un côté, eh bien... je vois beaucoup de recrues de l'Inquisition se ranger sous la bannière d'Amadeus, avide de plaire à ce nouvel homme important de Clara Nocte.
Quitter parfois l'inquisition pour aller plus près de la religion, même.
Et je n'aime pas trop qu'on marche sur mes plate-bandes.
Peut-être que c'est personnel, au final.

Ah, parfait, la porte s'ouvre. Il est là.
Une main sur mon cœur, je m'incline pour le saluer.

- Bien le bonjour, Grand Évêque. C'est un plaisir de vous voir. Puis-je prendre un peu de votre temps pour que nous puissions discuter ?

Je lui propose avec un sourire doux mais pressant. Je veux qu'il comprenne que c'est important et que refuser n'est pas vraiment une option.

Les nouvelles responsabilités d'être un Grand Évêque avaient mis à mal Amadeus qui s'arrachait déjà au travail. Obligé de reprendre quelque chose d'inachevé, trouver sa place lui prit un certain moment et beaucoup d'énergie, l'empêchant ainsi de pouvoir sévir bien longtemps en prêchant la Sainte Lune aux visiteurs du temple. Il avait le nez dans les papiers, les sourcils froncés de frustration et les yeux cernés de fatigue.

Il ne détestait pas ce nouveau poste, bien au contraire. Ce changement était une des rares choses qu'il acceptait sans broncher, le considérant comme une suite logique qui n'interférerait pas avec sa vie ou la religion qu'il pratiquait sans repos. Posant un énième papier sur une pile très bien ordonnée, il en profita pour bien la refaire, s'assurant qu'il avait également bien trié tout ce qu'il lisait.

Il ne souhaitait pas être dérangé. Et malheureusement, ça allait arriver. Il s'empressa d'aller ouvrir la porte, la mine fermée comme à son habitude. Il s'attendait très certainement à devoir sermonner un jeune qui ne savait pas qu'il ne devait pas s'aventurer ici, mais il croisa le regard d'une tête assez nouvelle ; il avait eu vent de quelques nouvelles, mais il ne s'attendait sûrement pas à devoir les confirmer aussi vite.

« Excusez-moi de ma question pressée et pressante, mais qui êtes-vous ? J'ai pourtant dit qu'il ne fallait pas me déranger, sous aucun prétexte. »

L'elfe devait avoir une très bonne raison de déranger Amadeus. Mais le Grand Évêque nouvellement nommé se devait d'en être sûr, pour ne pas être dérangé plus longtemps. Le temps pressait, et il prit à peine le temps de défaire un mauvais pli sur sa tenue autrement immaculée. Il ne gênait pas l'entrée de l'homme, mais il était prêt à le renvoyer à l'entrée du temple.

Amadeus ouvre, et je peux aussitôt voir que je ne suis pas spécialement le bienvenu. Sûrement était-il occupé. Il a de sacrés cernes sous les yeux, aussi. Il travaille beaucoup. Trop. Et...
Et comment ça, qui suis-je ?
Je hausse un sourcil et fait claquer ma langue, me sentant profondément vexé. Que tout le monde ne me connaisse pas, c'est assez logique. Mais le Grand Évêque lui-même ? Vraiment ? Je garde mon sourire, mais il se fait bien plus forcé et pincé.

- Amset Lareya. Grand Inquisiteur.

Tsssk.
Etait-il donc si plongé dans ses études de la foi qu'il en oubliait tout le reste ?

- Nous sommes supposés travailler de concert avec Lise Eurelt pour le bien de Clara Nocte, comme vous devez le savoir.

Au moins, voilà la preuve que ma visite n'est pas inutile. Je m'avance un peu, cherchant à montrer que je veux rentrer. Néanmoins, je ne poserai pas le pied dans son étude s'il ne m'y invite pas de lui-même.

- Puis-je entrer pour que nous discutions en privé ?

Je demande, en le jugeant peut-être un peu du regard. Je sais cacher mes émotions assez bien, mais là... Je n'ai pas spécialement envie de faire des efforts vu l'accueil. Moi, irritable ? Peut-être bien. Que quelqu'un d'important comme lui ne me reconnaisse pas frise le manque de respect, à mon sens.
Qu'il ait été nommé il y a peu n'est pas une excuse. C'est mon cas aussi. Nous devons apprendre ensemble, pas s'enfermer chacun de notre côté comme il semble l'avoir fait.

Un coup d'oeil vers l'intérieur de la pièce m'indique qu'au moins, il semble ordonné dans ce qu'il fait. Il prend à cœur son rôle. Reste à lui faire comprendre qu'ignorer le reste est stupide.

Ah. C'était donc lui, le Grand Inquisiteur. Amadeus resta de marbre l'espace d'un instant, le détaillant de la tête aux pieds. Il pourrait se vanter d'un orgueil qui ne ferait même pas empourprer ses joues de gêne d'avoir été aussi inconscient ; il se contenta d'un bref inclinement de tête pour espérer se faire pardonner de cette erreur, quand bien même il avait un peu de mal à se dire qu'il s'était trompé.

« Oh. Je m'excuse platement pour ça. J'ai pris les fonctions en cours de route, je suis encore en plein dedans et j'ai eu du mal à me tenir au courant des actualités. Cela dit, je suis bien conscient d'avec qui je dois travailler pour le bien du royaume… »

Il n'aimait pas vraiment ce qu'Amset venait de lui relever. Il se contenta simplement de le piquer d'un regard acerbe, signe d'une rare hostilité qui l'habitait en ce moment-même. Amadeus a été interrompu en plein milieu de quelque chose de très important, et ça ne lui plaisait pas.

« Entrez-donc et prenez un siège, il y en a plusieurs à votre disposition. »

L'elfe attendit simplement qu'il entre pour refermer derrière lui et retourner à son bureau, toujours plus agacé. L'agitation avait légèrement dérangé ce qu'il avait pris pour étudier, le poussant ainsi à devoir tout arrêter brusquement pour ne pas se retrouver distrait lors de leur discussion. Il sépara avec soin ce qu'il avait fini d'étudier et de régler avec ce qu'il lui restait à faire pour la nuit en deux piles distinctes, rangeant ensuite le reste avant de placer de petites lunettes sur son nez.

« Que me vaut l'honneur de cette visite, Grand Inquisiteur ? Nous aurions pu nous voir officiellement au palais. Ici, vous êtes un peu dans mon territoire… J'espère que vous avez demandé Sa grâce à la Lune. »

Sa réponse aurait pu me satisfaire comme excuses, mais son regard était suffisamment acerbe pour que je comprenne que c'était surtout par politesse, et non par réelle envie de se faire pardonner. Pendant un court instant, je laisse mon regard dans le sien, tendu comme lui. L'entrevue commence mal. Tss.
Mais pourtant, il me laisse entrer et je le remercie d'un hochement de tête alors que je m'approche d'un des sièges. Je choisis un fauteuil près de son bureau, l'observant ranger ses piles de façon très soigneuse. Sûrement le genre d'homme à tout classer de façon presque maladive. Là dessus, rien à dire. On a tous nos petites habitudes. Tant qu'il s'y retrouve et que ça ne l'empêche pas de se concentrer sur l'essentiel...
Enfin bon, il lui manque une bonne partie de l'essentiel, tout de même. Justement ce lien qu'il est supposé entretenir avec lui et Lise, puisqu'ils sont la triade qui entraîne Clara Nocte avec l'approbation du Roi.

- J'ai cru comprendre que vous préférez être ici que sur le continent. Je me suis dit que vous seriez plus à l'aise qu'en vous faisant venir au Palais. Surtout quand je vois dans quel état quitter vos papiers vous met...

Une critique ? Oh, oui, à peine cachée. Et puis... « son » territoire ? Oui, c'est certes lui qui veille sur le Temple, mais il n'est pas censé agir en chien de garde non plus. S'il vient visiter la caserne par curiosité, je me vois mal l'en chasser en disant que c'est mon territoire.

- Tous les noctems ne sont-ils pas bienvenus ici, Grand Évêque ? J'ai l'habitude de venir méditer ici régulièrement depuis que je suis enfant. Je sais comment me comporter en ces lieux.

Oh, là dessus je ne mens pas. Mais je n'ai pas demandé sa grâce à la Lune, non. Pas cette fois. Plus le temps passe, moins je suis pieux. J'apprécie plus les lieux pour leur beauté et leur sérénité que leur importance dans la religion. Je suppose que les horreurs des guerres, de l'arcanite dorée et des corruptions ont fini par me faire penser que rien ne veille sur nous. Je continue d'y croire un peu, mais à ma façon.
C'est peut-être aussi pour ça qu'Amadeus m'agace particulièrement. Il représente une foi qui ne me correspond plus.

- Je vous rend visite justement pour apprendre à vous connaître, pour voir comment nous pouvons nous unir pour le bien commun de Clara Nocte.

Simple, comme motif, non ? Même si c'est mal parti.
Je l'observe, là, penché sur son bureau. Je le connais peu, contrairement à Lise qui est à son poste depuis longtemps. Et comme il ne semble pas du genre à participer à la vie mondaine de la nation, je ne crois pas l'avoir déjà croisé. Je me demande quelle est son histoire. Pourquoi cette canne ? Un accident ?

- Commençons simple. Quel est votre parcours ? Je suis curieux de savoir ce qui vous a valu d'être Grand Évêque. Évidemment, je ferai de même.

Je me force à ne pas sembler pinçant en lui demandant ça. Je veux réellement savoir. Sûrement a-t-il une vraie raison d'être là, je ne remet pas sa légitimité en doute.
C'est plus sa façon d'agir qui me fait douter de ses compétences.

Amadeus sentait qu'ils allaient avoir un début de relation assez compliquée. Lui, qui n'était déjà pas très enchanté à l'idée qu'on vienne le déranger en plein milieu de sa prise de fonctions, il allait également devoir prendre du retard sur son programme en devant visiblement rendre quelques comptes à son homologue.

« Tous ceux souhaitant prier la Sainte Lune sont les bienvenus ici. »

Sa petite touche d'humour de tout à l'heure n'avait pas eu l'effet escompté. Il se contenta de soupirer, massant ses tempes un bref instant en observant l'état de son bureau. Pour les autres, il devait être bien rangé. Pour lui… C'était admettre qu'il ne gérait absolument rien de ce qu'il voulait.

« Je suis tout disposé à tout mettre à l'œuvre pour le bien de notre royaume, Grand Inquisiteur. Il me faut juste le temps de reprendre le flambeau de l'ancien Grand Évêque, car il nous a tout laissé en vrac. »

À croire qu'il n'était pas aussi bon qu'on le pensait. Mais Amadeus préférait garder ses accusations pour lui, conscient qu'il était lui-même une fraude aux yeux de tous. Si son hybridation se savait un jour, il ne pourrait sûrement pas se faire pardonner tout de suite. Il s'adossa contre sa chaise, réfléchissant à son parcours qu'il avait à peine commencé.

« Mon parcours n'est pas très impressionnant. Après avoir été élevé dans une famille stricte et pieuse, je me suis engagé dans la religion dès mes dix-huit ans. J'ai monté en grade petit à petit. On a voulu m'arrêter en me blessant, j'ai survécu. Je n'apprécie cependant pas qu'on laisse les frontières de nouveau ouvertes, vous avez vu quel effet cela a eu ? Toujours plus de problèmes. Nous devrions sérieusement songer à ne plus laisser les autres royaumes interférer avec le nôtre. »

Même s'il avait avalé la pilule, la nouvelle demeurait épineuse à ses yeux. L'évêque se mit à jouer doucement avec les décorations de sa canne, un peu stressé avec l'envie de se renfermer de nouveau. Que pouvait-il dire de plus sur son parcours ?

« Je ne suis vraiment pas intéressant. Ma vie a été très linéaire, j'ai eu beaucoup de chance. J'ai été nommé très récemment Grand Évêque, et me voilà le nez dans la paperasse. J'ai eu peur les premières heures, mais finalement… On se fait à ses nouvelles fonctions. Et vous ? »

Amadeus gardait ses réserves, la mine toujours plus fermée. Il songea un instant à sa sœur, de quoi l'aider à se détendre légèrement pour ne pas laisser une très mauvaise impression à Lareya.

Tout laissé en vrac ? Tiens, je ne savais pas que l'ancien Grand Évêque était spécialement désordonné. Ou alors était-ce Amadeus qui l'était bien trop. Ça ferait sens avec ce que je vois de lui jusque là.

- Je vois l'idée. Je suis encore en train de reprendre les papiers laissés par l'ancien Grand Inquisiteur également. Lise est d'une aide précieuse pour mieux comprendre certaines choses. Elle a un caractère... discutable, certes, mais j'espère que vous comptez vous appuyer sur elle vous aussi.

Le voyant s'adosser, je souris et l'écoute avec attention tandis qu'il m'explique comment il est devenu Grand Évêque. Il est jeune, à croire que je suis vraiment une anomalie avec presque deux siècles d'existence derrière moi. Une famille stricte et pieuse, ça fait sens vu son caractère. Et... j'avais raison, il a été blessé. L'anecdote fait glisser mon regard sur la canne pendant un instant. Je reviens au visage de mon collègue lorsqu'il mentionne les frontières ouvertes, tentant au mieux de garder un visage neutre.

- L'ouverture pose des soucis, oui. Mais elle veut aussi dire que nous pouvons trouver des alliances. De vraies alliances, je ne parle pas des stupides machinations d'Arvandor. Si nous nous fermons et que les autres décident de nous annihiler, nous n'aurons que la technologie pour nous défendre. Inutile de me dire qu'elle suffira. Regardez le Barrage d'Argent. Tout le monde était persuadé que rien ne pourrait jamais le traverser. Et pourtant... on n'est jamais à l'abri.

Et donc, renfoncer nos amitiés avec les autres nations semble être une priorité, selon moi. J'aimais aussi cette période où Clara Nocte était fermée au monde, car j'aimais cette impression d'être dans un cocon intouchable et sûr. Si j'avais déjà été nommé Grand Inquisiteur à cette période, je me serai certainement opposé à l'ouverture.
Mais ce qui est fait est fait.
Amadeus finit d'expliquer son parcours, puis me rend la parole. Je hoche la tête et résume donc, d'un ton neutre.

- J'ai grandit dans une famille noble, ce qui m'a été profitable. J'ai rejoint l'Inquisition jeune, et j'ai pu monter les rangs grâce à mon esprit plus qu'à ma force. C'est assez linéaire aussi, finalement. J'ai fait mes preuves pour monter jusque là, et qu'on me propose la place de Grand Inquisiteur. Au moins, j'aurais connu tous les échelons de l'armée. Ça me semble important pour pouvoir proprement la diriger.

Finalement, je souris. Je suis fier d'être où j'en suis aujourd'hui. Ça se ressent dans mon ton, d'ailleurs.

- Je ne peux pas dire avoir eu peur, mais avoir du mal à dormir ? Assurément. Maintenant, je commence à m'y faire doucement. J'ai trouvé du soutien, des appuis solides. C'est primordial pour être à l'aise dans son rôle. J'espère que vous en avez aussi ?.. Je ne parle pas juste de votre foi, bien sûr. Ça, c'est propre à chacun.

Mon envie de le titiller monte doucement... Est-ce que j'ose ? Ce ne serait pas digne d'un Grand Inquisiteur... mais à côté, lui montrer que tout le monde n'est pas aveuglément croyant peut être intéressant pour lui. Allez.

-Moi, j'avoue ne plus vraiment croire. Ou plutôt je crois à ma manière. Ne m'en veuillez pas si parfois je peux faire des choses qui seraient une sorte de... blasphème, à vos yeux. Comme prendre une vie ou commettre un adultère.

Dis-je, mon regard vissé dans le sien pour chercher la moindre réaction de la part de la plus haute éminence de la Sainte Lune...
Est-ce que le simple fait d'aborder ce genre de thème en ces lieux va être vu comme une abomination pour lui ?
C'est un bon test, ceci dit, pour voir à quel point il est zélé. Ou fanatique.

Dès qu'il put en profiter pour se détendre, Amadeus tenta de s'étaler sur son fauteuil. Il n'avait plus à parler et pouvait donc avoir le loisir de l'écouter, cherchant la petite bête en espérant probablement pouvoir appuyer sur un point sensible pour raviver une flamme qui ne mérite pas de l'être. Mais débarquer à l'improviste au temple n'avait réellement pas plu à l'évêque qui parvint tout de même à ravaler sa rage un minimum et paraître moins hostile qu'il ne l'est réellement.

Il aurait apprécié pouvoir boire quelque chose, mais il ne lui avait d'ailleurs rien proposé. Et il n'avait pas grand-chose dans son étude, tant qu'il n'avait pas tout réaménagé. Il n'y avait que de l'eau bénite à disposition, mais Amadeus craignait qu'elle fasse des réactions étranges à ceux qui ne sont pas les plus fervents de religion. Et à l'écouter, le Grand Inquisiteur n'était clairement pas au niveau qu'il aurait espéré rencontrer. Il se contenta de légèrement siffler entre ses dents avec son récit, les bras désormais croisés après avoir posé sa canne contre l'accoudoir.

« Je suis très chaste dans mes relations. La religion demande de ne pas trop s'entourer, mais je souhaite également pouvoir consacrer mon temps à prier la Sainte Lune. Je n'ai que très peu de proches, mais j'espère bien pouvoir vous compter parmi eux, ainsi que Lise Eurelt. Il faut juste que tout le monde s'acclimate au changement. »

Amadeus sentait qu'Amset allait peut-être tenter de lui tendre une perche. Il appréhendait déjà tout ce qu'on allait lui dire, préparant une carapace mentale pour ne pas être secoué par trop d'hérésie. Il retint immédiatement son souffle, une main sur le cœur. Ne plus trop y croire ? Quel dommage. Quelle hérésie. Il n'y avait pas de mal à pratiquer à sa manière. Mais ne pas y croire entièrement… Il faillit bondir de son siège.

Et alors qu'il s'apprêtait à parler, ses pupilles se rétractèrent sous le choc. Prendre une vie est quelque chose d'ignoble mais de difficile à éviter lorsqu'on cherche à se faire des amis. Mais l'adultère ? Amadeus pâlit davantage, tombant des nues.

« Pardon ? Vous avouez ce blasphème devant moi ? Vous vous attendez à ce que je vous fustige, c'est bien ça ? Mais si je lève la main sur vous, je vais déjà commettre une grave erreur et je ne souhaite pas écourter mes nouvelles responsabilités. »

Heureusement qu'il était assis, il se serait probablement à moitié évanoui sous la nouvelle. Après avoir ravalé sa colère, Amadeus se releva en attrapant sa canne pour s'éloigner de son interlocuteur. Il avait besoin d'un peu d'espace, venant s'approcher de l'immense fenêtre qui donnait sur l'astre lunaire aux bonnes heures de la nuit. Il prit une grande inspiration, fortement agacé.

« Vous ne méritez pas ma bénédiction tant que vous n'avez pas cherché le pardon. De plus, j'ai cru comprendre que notre maître espion ne porte pas la religion dans son cœur également. La coopération risque d'être difficile. Heureusement, je ne souhaite pas nuire au royaume. Mais vous me décevez énormément… »

Il prit appui sur sa jambe valide, le bout de la canne tapant nerveusement contre le sol. Il se devait de rapidement faire la part des choses pour ne pas envenimer la situation…

« ... Heureusement, je suis tout disposé à vous accorder le pardon. Mais vous recommencerez, n'est-ce pas ? »

S'acclimater au changement... ça oui. On en a bien besoin tous les trois si on veut pouvoir aller dans le bon sens pour Clara Nocte. Et c'est aussi pour ça que j'ai envie de le titiller, de tester jusqu'où je peux aller avec lui.

Et ça marche beaucoup trop bien. Il semble prêt à me sauter dessus, façon chat furieux. Il me fixe, clairement enragé, peau pâlie par la colère, pupilles rétractées. Et le pire, c'est que je n'arrive pas à retenir un petit sourire beaucoup trop amusé de l'avoir ainsi « bouleversé ». Il le dit lui-même, si je n'avais pas une place importante dans la nation, il aurait levé la main sur moi. Pas très digne d'un Grand Évêque tiens. N'était-il pas censé représenter justement une forme de pardon universel ? Donc de ne pas commettre lui-même le moindre crime, la moindre action qui irait contre la morale ?

- N'est-ce pas votre rôle d'écouter les autres se confesser ? Je dois comprendre que vous levez la main sur ceux venant chercher votre pardon, s'ils n'occupent pas une place comme la mienne ?

Le voilà qui se lève et s'éloigne, appuyé sur sa canne. A sa démarche, je sens bien qu'il essaie de se calmer, se reprendre, mais que la colère reste là, au fond. Oups. Aurais-je été un peu trop loin ? Nah. Comme déjà dit, je ne fais que tester ses limites, après tout. C'est important, pour savoir avec qui je vais devoir travailler. D'ailleurs, il en parle lui-même, parlant de la coopération forcée qui lui est imposée.

Honnêtement, c'est une bonne chose qu'il dise lui-même vouloir faire un effort pour le royaume. Je lui accorde au moins ça.

Je croise les jambes sur mon fauteuil, l'air détendu au maximum. Au fond, je songe à ce qu'il pourrait se passer si je le titille trop. Mais je m'amuse beaucoup trop à jouer avec lui. Si bien que je répond sans hésiter à sa dernière question.

- Suis-je censé rester chaste jusqu'à la fin de mes jours, puisque je suis veuf ? Je ne suis qu'un elfe comme les autres, Amadeus. J'ai des envies. Et vous ne me ferez pas croire que vous n'en avez jamais eu aussi. Le genre de pulsions que vous repoussez par « foi », comme si ce n'était pas quelque chose de purement naturel.

J'évite de m'étaler sur le fait de prendre une vie. Je suis un soldat, en fin de compte. J'ai été payé à prendre des vies. Les autres... celles de sang froid... autant éviter d'en parler. Que j'emmène ce secret dans ma tombe.

- Et puis j'étais dans un mariage arrangé, vous savez ? La Sainte Lune préfère voir un couple marié se forcer à avoir des relations sans amour, plutôt que deux êtres s'aimer sans être officiellement unis ? L'un me semble... plus sain que l'autre, non ?

Blasphème, je suppose, à ses oreilles. Pourtant, selon moi, ça fait sens. J'aurais aimé choisir avec qui passer ma vie. Peut-être aurais-je ainsi eu des enfants, voire des petits enfants. Au moins, j'ai eu la chance d'apprécier sa compagnie, malgré le manque de sentiment... Une sorte de colocation avec quelques différences, comme celles de partager nos économies.
Je dois avouer que je me sens quand même bien plus libéré depuis qu'elle n'est plus là...
Sachant que je suis le responsable de sa mort, ça fait clairement de moi quelqu'un d'horrible.
Ça fait mal, parfois.
Mais avec le temps qui est passé... je commence à regretter de moins en moins.

Je me lève, approchant de quelques pas d'Amadeus.

- Peut-être êtes-vous trop jeune pour comprendre que réprimer ce genre d'envie peut être absolument néfaste. Ce n'est pas comme si je forçais qui que ce soit. Je ne fais qu'aimer, hors mariage. Est-ce que ça fait de moi un monstre ?

Amadeus avait compris son petit jeu. Mais il se laissait écraser par celui-ci sans même chercher à s'en défaire. Il se contenta d'un long soupir, suivi d'une prière silencieuse dirigée vers la Lune pour espérer recevoir sa bénédiction pour ne pas commettre des choses qui ne lui ressemblaient pas. La violence n'était clairement pas dans ses habitudes, mais être ainsi provoqué et souri devant son nez… C'était difficile de garder un calme exemplaire.

« Non, je ne lève pas la main sur les pécheurs. Mais certains mériteraient bien une leçon. »

L'évêque se sentait déjà remis en question sur ses capacités pour ce poste. Il n'aimait vraiment pas ce Grand Inquisiteur, et la cohabitation allait être très difficile, en particulier avec un maître espion qui ne court pas vraiment vers les temples pour prier. Ses jambes commencèrent à trembler, non pas par frustration, mais à cause de la faiblesse causée par la blessure. Il y avait des jours comme ça où il ne pouvait pas se permettre de rester debout sur une longue durée… Et il semblerait que ce soit le cas maintenant.

Dès qu'il put en finir à observer la lune, Amadeus revint à sa place la tête baissée. Il semblait avoir repris son calme et relativisé malgré les horreurs que lui disaient Amset. Désormais, il n'allait plus se laisser avoir par une vague de sentiments négatifs, du moins, il l'espérait. Il avait les oreilles qui sifflent, et son regard ne s'était que plus fermé, lui donnant un air de prédateur face à une proie un peu difficile à chasser.

« Avoir des relations n'est absolument pas une nécessité, Grand Inquisiteur. »

Il connaissait beaucoup de religieux qui avaient abandonné l'idée même de conclure quoi que ce soit pour se concentrer à la religion. Amadeus en faisait probablement partie, et il semblait montrer dans son regard qu'il n'avait jamais désiré quelqu'un. Certains pouvaient trouver ça triste, mais pour lui, c'était normal.

« Si vous aimez réellement quelqu'un, vous devriez lui faire savoir qu'il serait bon de vous unir par le mariage. La Sainte Lune vous bénira. » Il marqua une courte pause, avant de reprendre une fois bien installé. « Vous aimez tester vos collègues ? Avez-vous fait subir la même chose à Eurelt ? J'aimerais éviter que votre petit jeu s'éternise, je ne suis plus en capacité de vous offrir les réactions que vous recherchez. »

Amadeus avait désormais les mains jointes, la prière tournant toujours au fond de sa tête. Il implorait le pardon à multiples reprises car il se sentait un peu trop insolent. De quoi le pousser à redoubler d'ardeur dans sa prière jusqu'à en fermer les yeux.

« Notre relation débute très douloureusement. J'espère que nous saurons mettre nos différends de côté. »

Bien, au moins c'est rassurant qu'il ne lève la main sur personne. Du moins, selon ses paroles. Je vis ses jambes trembler un peu, me demandant alors si c'était par frustration ou si c'était juste son état de santé qui faisait des siennes. Loin de ma moquerie précédente, je me prépare alors à me lever pour le réceptionner si jamais il vient à flancher. Mais non, il revient à son bureau et je me détend aussitôt de nouveau. Ça semble normal pour lui, il n'a pas l'air surpris du tout d'être dans cet état...

Alors qu'il se réinstalle, visage plus fermé qu'avant, le voilà qui me dit que les relations ne sont pas une nécessité. L'idée me fait lever un sourcil, et je décide de le laisser finir sa pensée avant de répondre. Sauf que de fil en aiguille, il se mit à parler de notre troisième collègue en me prévenant qu'il est fatigué de ce « petit jeu ». Tssk.

- J'ai été marié, Amadeus. Je suis veuf. La Sainte Lune ne bénirait pas un second mariage, n'est-ce pas ? Suis-je condamné ? Et je ne suis pas d'accord. Chacun a des besoins différents. J'ai besoin de relations, personnellement. Tout comme vous avez besoin de votre foi, pour prendre un exemple.

Je hausse une épaule, peut-être moi-même agacé maintenant. Agacé qu'on me reprenne dans mon propre jeu. Mais eh, est-ce que je peux vraiment râler sur ça ? C'est un de mes défauts, de vouloir tester certaines limites. Plus quelqu'un est coincé, sérieux, plus j'ai envie de le faire craquer. Amadeus ferme les yeux et je devine qu'il est soit en train de se concentrer pour garder son calme, soit de prier pour rester dans les bonnes grâces de la Sainte Lune malgré le blasphémateur dans son bureau.

- Oh, je l'espère aussi. Mais vous me voyez comme une sorte de monstre pour le simple fait que j'apprécie le plaisir charnel, vous vous en rendez compte ? Alors qu'il n'y a rien de plus naturel. Vous pouvez totalement ne jamais y goûter de votre vie mais vous...

Je me stoppe un court instant et penche la tête en fixant son visage si fermé.

- Non, y avez-vous au moins goûté ? Ne serait-ce que de façon individuelle, sans partager avec quelqu'un ? Savez-vous au moins ce que vous présentez comme un pêché ? Ou répétez-vous juste ce qui est marqué dans les écrits saints sans vous questionner ? Vous ne pouvez pas accorder le pardon pour quelque chose que vous ne comprenez pas, Amadeus.

Je n'ai plus ce sourire narquois aux lèvres. Je sais que certaines personnes ne sont tout simplement pas attirées par ce genre de désir. Mais dans le cas du Grand Évêque, est-ce que c'est une question d'asexualité ou est-ce qu'il s'est lui-même interdit de profiter de ça ? Ce serait... dommage.
C'est pourtant quelque chose de si beau, d'admirer un corps, de trouver le plaisir avec quelqu'un... Ma vie serait bien morne, sans ça.

Je soupire finalement.

- Enfin. Je trouve dommage que la Sainte Lune prive ses fidèles de choses qui ne font aucun mal à qui que ce soit. J'espère que vous n'essayerez pas d'imposer ça plus que ça ne l'est déjà au sein de Clara Nocte. Je ne tiens pas à habiter une nation qui n'est plus capable de faire des choix sur sa façon de vivre, pas peur de représailles divines.

Amadeus craignait que la Sainte Lune ait tout simplement envoyé le Grand Inquisiteur pour le mettre à l'épreuve à peine après avoir pris son nouveau poste. Il craignait également que ce soit Dulcia qui cherche à le juger pour voir si elle avait fait la proposition à la bonne personne. Une goutte de sueur perla contre sa tempe droite à mesure qu'il priait, rouvrant les yeux pour poser une attention renouvelée sur Amset.

« Ne comparez pas les relations charnelles avec la foi. »

À ses yeux, il n'y avait aucun rapport. Pire encore, ces deux choses étaient diamétralement opposées. Il n'était pas facile à convaincre, encore moins avec un début de relation aussi mouvementé. Il souffla fermement, furieusement même. Ses mains restèrent scotchées entre elles, il refusait de cesser ses psaumes, encore moins devant quelqu'un d'aussi… Dévergondé, tout simplement.

« Si le peuple se retient de lui-même, ce n'est pas de ma faute, vous savez ? Je n'ai pas le temps d'aller toquer à chaque porte. Les autres non plus. »

Il le fixait d'un air inquisiteur, comme s'il se tenait prêt à se battre. Mais Amadeus n'avait pas envie de lever la main, encore moins la canne. Il était fatigué d'autant d'interactions qui allaient à l'encontre ses principes. Et dire qu'il se retrouvera bientôt en face à face avec un pécheur et une athée… Il frissonna d'avance.

« Il y a autre chose, Grand Inquisiteur ? Vous souhaitiez simplement prendre connaissance de ma foi ? N'avez-vous pas quelques projets à me faire part, pour la suite ? Après tout, nous prenons les fonctions de nos postes depuis peu de temps. Mais il faudra d'abord que Son Altesse soit mis au courant. »

Il s'inclina légèrement, observant ses mains toujours collées entre elles, les ramenant contre son front dans un long soupir.